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Avec un budget assez modeste, Gautier voyage souvent grâce au financement du journal pour lequel il travaille  et il envoie en échange plusieurs articles qui paraissent sous forme de feuilleton. Parfois ces voyages ont permis à l'auteur de créer des romans dont l'action se déroule dans les pays visités.

Nouveau: Théophile Gautier en Italie. Découvrez l'Italie avec Théophile Gautier, en bas de page!

Ainsi que sur la Nouvelle République des Pyrénées et la Dépêche du Midi.

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Premier voyage de Théophile Gautier en Belgique, en Hollande et en Angleterre...1836.

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Bientôt les Tarbais vont pouvoir visiter une exposition remplie de dessins, de lettres et de journaux sur Théophile Gautier et participer à un concours pour gagner plusieurs prix. Théo le vaut bien et un musée verra peut-être le jour dans sa bonne ville. Quand Théophile Gautier a-t-il commencé ses voyages et ses reportages ?

C’est en 1836 qu’il décide de visiter avec Nerval, la Belgique et la Hollande. On retrouve ses impressions dans le journal La Chronique de Paris, dès 1836, puis dans un volume « Caprices en zigzags, en 1852 :

La Chronique de Paris, 25 septembre 1836 : « … Ce voyage est le premier que j’aie jamais fait, et j’en ai rapporté cette conviction, à savoir que les auteurs de relation n’ont pas seulement mis le bout du pied dans les pays qu’ils décrivent… Diverses lettres que j’ai lues depuis mon retour m’ont singulièrement étonné. Assurément je n’y ai pas reconnu la contrée ni les hommes que je venais de quitter.

A présent, si le lecteur curieux veut savoir la raison pour laquelle j’ai été en Belgique plutôt qu’ailleurs, je la lui dirai volontiers. C’est une idée qui m’est venue au musée, en me promenant dans la galerie de Rubens. La vue de ces belles femmes aux formes rebondies, ces beaux corps si pleins de santé d’où tombent des torrents de chevelures dorées, m’avaient inspiré de désir de les confronter avec les types réels. De plus, l’héroïne de mon prochain roman devant être très blonde, je faisais, comme on dit, d’une pierre deux coups…

Je restai bien trois mois à me décider à ce voyage de quinze jours. J’ai dit je ne sais combien de fois adieu aux trois ou quatre personnes que je croyais capable de s’apercevoir de mon absence ; ma sensibilité souffrait beaucoup de la répétition de ces scènes pathétiques, et je commençais à avoir mal à l’estomac, à force de boire de coup de l’étrier ; enfin, un beau matin, je me pris au collet et je me mis à la porte de chez moi, en enjoignant au camarade que j’y laissais, de me tirer dessus comme un loup enragé si je me représentais avant trois semaines, et je m’en allai à la fatale rue du Bouloi où était la voiture.

Mon père, qui m’accompagna à la diligence, se comporta fort bien ; il ne me pressa pas sur son cœur, il ne me donna pas sa bénédiction, mais aussi il ne me donna rien d’autre… » Théophile Gautier.

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La Chronique de Paris, 25 septembre 1836 : « … Je ne pleurai point ; je n’embrassai point le sol, et même je fredonnai assez gaiement et aussi faux qu’à mon ordinaire ; mais tout mon courage m’abandonna quand le vis arriver mes deux compagnes de voyage avec des frisures hors de proportion, des nez insociables, et le plus cannibale et le plus odieux criard de tous les perroquets…

Puisque j’ai ébauché ce portrait, pour que la collection soit complète, je vais donner ici la description succincte du reste de la carrossée. Premièrement, un grand vieillard, maigre comme un lézard qui a jeûné six mois, et pour ainsi dire momifié. Son front avait plus de plis qu’une ville fortifiée à la Vauban. Sa bouche noire, représentait assez bien une ouverture de tirelire. Ce contemporain du monde fossile, racontait ses bonnes fortunes aux époques reculées. Il les répéta cinq ou six fois de cinq à six manières différentes. Je pense que la vérité ne se trouvait dans aucune de ces versions…

Senlis, que nous laissâmes derrière nous, semblait nous poursuivre en nous montrant le ciel avec le grand doigt se son clocher. Hélas ! nous ne songions guère au ciel, mais bien à la table d’hôte, car la faim nous éperonnait furieusement, et nous commencions à nous regarder avec des figures terribles, et si nous n’étions pas arrivés à Courtray, lieu de la dînée, nous allions tirer au sort pour savoir qui de nous serait mangé par les autres…

O fallacieux aubergistes ! Je dénonce cette ruse, d’autant plus dangereuse qu’elle se présente sous la forme d’une belle soupière de porcelaine, remplie d’un potage suffisamment étoilé qui éloigne toute méfiance ; mais ce bouillon a sans doute été fait dans la marmite du diable, avec un volcan pour fourneau, car il dépasse de plusieurs degrés la chaleur du plomb fondu, et bout encore dans l’assiette. Ce potage, habilement maintenu à cent cinquante degrés, leur épargne trois ou quatre poulets. Cette diabolique invention,fait perdre à de malheureux voyageurs mourant de faim dix des précieuses vingt minutes accordées par l’implacable conducteur pour prendre leur repas.

Cette bataille entre aubergiste et voyageurs que l’on nomme dîner s’étant terminée, l’on nous remit en cage, et nous partîmes au grand galop… Tout le monde dormit bientôt, excepté le centenaire qui courtisai de près la femme aux trente-deux dents jaunies, dont les poteries rendaient des sons de plus en plus inquiétants… » Théophile Gautier.

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Chronique de Paris, 4 décembre 1836 : « Il me sembla que j’entrais dans une autre époque et que le fantôme du Moyen-âge se dressait subitement devant moi… A droite, en regardant l’Hôtel de ville, une suite de maisons qui sont de véritables bijoux, des joyaux de pierre ciselés par les mains merveilleuses de la Renaissance… Ce sont de petites colonnettes torses, des étages qui surplombent, des balcons soutenus par des femmes à gorge aiguë, terminées par en bas en feuillage ou en queue de serpent, des médaillons aux cadres fouillés et touffus, des bas-reliefs mythologiques, des écussons armoriés… Toutes ces maisons sont admirablement conservées, il n’y manque pas une pierre…

La face parallèle est occupée par des édifices d’un caractère tout différent. Ce sont des hôtels dans le style florentin avec des colonnes trapues, des balustres, des guirlandes sculptées ; ajoutez à cela que presque tous les ornements, tels que les chapiteaux des colonnes, l’intérieur des cannelures, le cadre des cartouches sont dorés, et vous aurez quelque chose d’assez étrangement magnifique, surtout pour un pauvre Parisien qui n’a vu que les maisons crottées jusqu’au troisième étage de la capitale…

Ayant aperçu un établissement où il y avait écrit « Estaminet », Gérard et moi entrâmes bravement tous les deux de front pour avoir l’air plus respectable. Hélas ! autant aurait valu pour nous tomber dans une fourmilière ou dans une marmite d’eau bouillante ; il y régnait un brouillard si épais qu’il était impossible à un homme d’une taille moyenne, d’apercevoir ses pieds du haut de sa tête. Cependant, grâce au bâillement de la porte que nous n’avions pas refermée, la fumée du tabac s’étant un peu dissipée, nous pûmes apercevoir un comptoir ciré, tout chargé de mesures de verre, de pots d’étain d’un poli resplendissant, et quelque chose au milieu qui avait des ressemblances éloignées avec une femme… »

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« … Du fond des nuages où nous commencions à distinguer çà et là, quelques hures de Wallons et quelques dos de femmes accoudées à des tables, s’éleva une clameur universelle, un hourra gigantesque, un éclat de rire entrecoupé de : « Ho hé, les Fransquillons, ho hé ! » et d’autres grognements dans le français du lieu, qui est moins intelligible que le flamand simple ou le hollandais double.

Fort effrayé de cette réception, je fis une prodigieuse cabriole en arrière, qui me mit à peu près au milieu de la rue. Une demi- seconde après, je reçus dans l’estomac Gérard qui battait en retraite précipitamment. Pour moi, j’avoue franchement que je ne résistai pas à l’idée d’être mis en quartiers et mangé tout cru par les Wallons, et que je me sauvai héroïquement le premier, comptant que la mise à mort, l’écorchement et le scalpement de mon ami me donnerait le temps d’atteindre les pays civilisés.

Malgré cet échec, Gérard, qui tenait à prendre du café, chercha à me prouver, par des raisonnements plus brillants que fondés, que nous n’étions pas encore tout-à-fait chez les Esquimaux…

Après plusieurs essais, nous trouvâmes un endroit où l’on nous donna du café avec un sérieux convenable…

Le matin, nous déjeunâmes comme un troupeau de lions à jeun depuis quinze jours… Bruxelles est une ville d’un aspect plutôt anglais que français dans les parties modernes, plutôt espagnol que flamand dans ses parties anciennes. Une chose très remarquable, c’est que toutes les boutiques portent cette inscription : Un tel, bottier de la cour ; un tel grainetier de la cour… Les boutiques d’apothicaires possèdent pour enseigne de grands bois de cerfs, cela soi dit sans faire allusion à l’état conjugal d’aucun de ces Messieurs. Quant aux estaminets, il y en a deux fois plus que de maisons.

… Les boutiques d’apothicaires possèdent pour enseigne de grands bois de cerfs, cela soi dit sans faire allusion à l’état conjugal d’aucun de ces Messieurs. Quant aux estaminets, il y en a deux fois plus que de maisons… »

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Chronique de Paris, 25 décembre 1836 : « Le chemin de fer est maintenant à la mode ; c’est une manie, un engouement, une fureur ! Mal parler du chemin de fer, c’est vouloir s’exposer de gaieté de cœur aux invectives agréables de messieurs de l’utilité et du progrès ; c’est vouloir se faire appeler rétrograde, fossile, partisan de l’ancien régime et de la barbarie, et passer pour un homme dévoué aux tyrans et à l’obscurantisme. Je dirai hardiment que le chemin de fer est une assez sotte invention.

Comme aspect, le chemin de fer n’a rien de pittoresque en lui-même : figurez-vous deux petites tringles posées à plat sur des bûches, dans lesquelles s’engrainent des roues creuses. Puis une longue file de voitures, fourgons, charriots, liés les uns aux autres avec des chaînes séparées par de gros tampons de cuir pour tempérer le frottement et les chocs accidentels.

En tête, un remorqueur, espèce de forge roulante d’où s’échappent des pluies d’étincelles, et qui ressemble, avec son tuyau dressé, à un éléphant qui marcherait trompe en l’air. Le reniflement perpétuel de cette machine qui, en fonctionnant, crache une noire vapeur avec un bruit pareil à celui que ferait, en soufflant, l’eau salée des évents d’un monstre marin enrhumé du cerveau, est assurément la chose du monde la plus insupportable et la plus pénible. L’odeur fétide du charbon de terre doit être aussi mise en ligne de compte parmi les avantages de cette manière de voyager.

Je m’imaginais que l’on ne sentait aucune espèce de cahot ni de mouvement sur les bandes polies du chemin de fer ; c’est une erreur : les voitures traînées par le remorqueur ont une oscillation d’avant en arrière, une espèce de tangage horizontal qui donne mal au cœur ; c’est un mouvement pareil à celui d’un tiroir qu’on ouvrirait et refermerait plusieurs fois avec précipitation… » Théophile Gautier.

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Théo n’aime pas le nouveau moyen de transport qu’est le train. Chronique de Paris, 25 décembre 1836 : « J’avoue que j’aime mieux les anciennes voitures, attelées avec des chevaux que toutes ces mécaniques de complication peu rassurante. Une bonne berline avec trois forts chevaux et un postillon seulement à moitié ivre, a quelque chose d’autrement vivant et joyeux que ces rangées de corbillards qui glissent silencieusement sur des rainures au bruit asthmatique du chaudron.

De bons chevaux piaffant et hennissant, avec de grandes crinières, des croupes satinées, des pompons rouges et des grelots sont certainement préférables comme poésie et comme commodité. On peut aller à droite et à gauche, traverser et couper, au lieu de suivre imperturbablement la ligne droite, celle de toutes les lignes qui déplaît le plus aux gens qui n’ont pas le bonheur d’être mathématicien ou fabriquant de chandelles, et qui ont conservé, dans un coin de leur âme, le sentiment du beau qui provient, comme on sait, de l’emploi des lignes rondes et des zigzags, vérité très connue des enfants qui vont à l’école.

Quand le seul inconvénient des chemins de fer ne serait que d’amener la suppression des chevaux et des cochers, ce serait assez, à mon sens, pour qu’on ne l’adopte pas. J’abandonnerais assez volontiers les cochers, mais je serais désolé que ce superbe animal disparût de la surface du globe ; et vraiment, du train dont y vont MM. les utilitaires, je crains fort que l’on n’en arrive bientôt à faire l’exhibition du dernier cheval, entre une cage d’humanitaires et de Papousde la mer du Sud. Dans quelques centaines d’ans d’ici, les Cuvier de l’époque, arriveront, par l’anatomie comparée, à reconstruire les squelettes des chevaux, dispersés dans les couches de calcaire ou de marne, et en feront des descriptions interminables propres à démontrer qu’il ne faut pas confondre la bête appelée cabalontosaurium, qui vivait avant le grand renouvellement du monde opéré par la vapeur, avec le hanneton et le rhinocéros ; et que ce n’est pas non plus un poisson, comme quelques savants l’ont d’abord prétendu… » Théophile Gautier.

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Chronique de Paris, 25 décembre 1836 : « Un mouvement se fit, et nous commençâmes à rouler, d’abord avec lenteur, puis plus rapidement, et enfin avec une assez grande vitesse.

Le pays que nous traversions était parfaitement plat (le plat pays qui est le mien, chanta-t-on plus tard !) et parfaitement vert ; çà et là, les blanches maisons semblables à des marguerites, s’épanouissaient sur ces riches tapis d’émeraude, mouchetés de grands bœufs, nageant dans l’herbe jusqu’au ventre. Des jardins anglais avec des allées jaunes, des rivières endormies aux eaux d’étain et de vif argent, des ponts chinois enluminés de couleurs brillantes, passaient à droite et à gauche…

Dans des excavations nombreuses qui bordaient le chemin, quelques estaminets souriaient doucement du fond de leur petit jardinet de houblon et faisaient mille avances au voyageur pour l’engager à descendre et à boire un bon verre de cette grosse bière flamande, et à fumer une pipe de ce patriotique tabac belge ; avances inutiles car, sur un chemin de fer, on ne peut s’arrêter, même pour boire ; ce qui est un des plus graves inconvénients du chemin de fer, à mon goût…

La silhouette de Malines, où ressortait principalement une grande tour carrée, passa si vite à côté de nous, que lorsque je poussai le coude à mon ami Gérard, pour lui faire voir, elle était déjà hors de portée… Nous approchions d’Anvers et, comme le chemin de fer n’y aboutit pas directement, une foule d’omnibus de diverses formes et de diverses couleurs était ameutée à la descente.

Ces omnibus sont doublés de toile peinte et cirée ; ils ont une impériale entourée de grillage pour mettre les paquets, et sont attelés de trois chevaux de front, comme l’étaient primitivement les omnibus de Paris. Ces chevaux, plus beaux et mieux nourris que les misérables rosses qui servent ici au transport en commun, n’ont pour tout harnais qu’un collier très léger…

On entre dans Anvers par une porte de pierre, relevée d’armoiries et de trophées d’un effet qui ne manque pas de majesté ; les maisons roses, vert-pomme et gris de souris y abondent, comme de raison. Ce qui m’a le plus étonné, c’est la quantité prodigieuse de madones, peintes et ornées, que l’on voit à chaque angle de rue… »

*Nous recherchons un musée ou un local à Tarbes pour y installer un espace Théophile Gautier, né dans cette ville, car il le vaut bien.

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Chronique de Paris, 25 décembre 1836 : « … Ce qui m’a le plus étonné, ce sont les nombreux calvaires : les sept instruments de la passion : la croix, la lance, l’échelle, le marteau, les clous, l’éponge, la couronne d’épine, disposés en faisceau qui tapissent presque toutes les murailles ; de grands Christs d’un aspect tout-à-fait patibulaire, teints d’une couleur de chair livide et sillonnés de longs filaments rouges, s’élèvent dans les carrefours et au coin des places ; une lanterne leur tient lieu d’auréole. On peut se figurer l’effet fantasmatique que font, au clair de lune, dans la brume, ces figures de grandeur naturelle avec leur lanterne rougeâtre qui semble un œil de cyclope ouvert dans la nuit.

J’avais vu chez Roger de Beauvoir, sur son album, un dessin très fantastique d’Alphonse Royer, représentant une immense tache d’encre avec cette pompeuse inscription : Anvers la nuit. Rien ne s’opposait à ce que ce fût Constantinople ou Mazulipatnam. J’avais gardé, à cause de ce dessin fallacieux, une idée très noire d’Anvers, et rien ne me surprit davantage que d’y voir clair même la nuit, grâce aux christs lanternophores. Rien n’est moins bitumineux, Moyen-âge et fouillis que la ville d’Anvers ; pas le moindre ruisseau stagnant, pas la moindre rue dépavée, rien enfin de ce mêle-mêle pittoresque qui fait de Rouen une si charmante ville pour les artistes. A Anvers, tout y est large, vaste, bien aéré, d’une propreté fabuleuse ; tout y est peint à trois couches, même la cathédrale, qui est enluminée d’un pistache assez facétieux… »

JP Boudet 

*Nous recherchons un musée, une grande habitation, une salle d’exposition à Tarbes pour y installer un espace Théophile Gautier. Contacter le journal qui transmettra.

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. Chronique de Paris, 25 décembre 1836 : « Nous descendîmes sur la place Verte, dans le dessein louable de dîner très bien ; ce à quoi nous ne réussîmes qu’imparfaitement.

On nous avait indiqué l’hôtel de l’Union comme endroit où l’on pouvait vaquer agréablement à la réparation de dessous le nez. Nous y bûmes un certain vin blanc du Rhin qui n’était pas trop mauvais. Quant à la cuisine, elle était banale et sans le moindre caractère.

Gérard, qui a la manie des ingrédients exotiques, ne put trouver sur la carte, quoiqu’il eût la patience de la lire d’un bout jusqu’à l’autre, rien d’étrange, excepté une compte de gingembre de la Chine. Les confitures que Pantagruel envoya à Pichrochole ne sont rien auprès de cela. Figurez-vous des cantharides marinées dans de l’eau forte, du piment au vitriol, tout ce que vous pourrez imaginer de plus diaboliquement épicé et de plus haut en goût, une mixture à vous faire venir des cloches à la langue, comme si vous eussiez léché des orties et vous aurez une faible idée de ce ragoût chinois de saveur exorbitante. Dès que nous eûmes dans le corps deux bouchées de cette abominable composition, nous commençâmes à crier, mais l’incendie ne s’éteignit pas pour cela, et nous fûmes obligés de nous lever de table avec un volcan en flamme dans la poitrine.

A côté de nous, dînaient deux vaudevillistes de mes amis ; aller en Flandre pour voir des Flamandes blondes et y trouver des parisiens vaudevillistes : ô dérision !

Comme il faisait encore jour, nous visitâmes la cathédrale : il y a trois Rubens miraculeux : la descente de croix, l’érection de la croix et l’assomption de la Vierge. Les deux premiers, avec volets de la même main, qui forment quatre tableaux ; six pages de oh ! de ah ! et de points d’exclamation, ne pourraient que faiblement représenter la stupeur admirative dont je fus saisi à l’aspect de ces prodiges… »

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La Chronique de Paris, 25 décembre 1836 : « La cathédrale d’Anvers renferme aussi quelques bons tableaux de Quellyn, d’Otto Venius, maître de Rubens, de Van Dyck… Une seule chose chagrine, c’est que cette belle cathédrale qui est peinte en pistache par dehors, soit barbouillée en dedans d’un jaune serin exécrable…

L’église visitée intérieurement, l’idée de grimper dans le clocher se présenta à nous ; il nous en coûta trois francs, ce qui est peu cher pour un clocher. On montait dans les tours de Notre-Dame pour six sous, avant le roman de Victor Hugo, qui a mis la vieille cathédrale à la mode ; il en coûte huit sous maintenant.

Il y a 622 marches, et l’on se hisse par un petit escalier tournant… Après bien des détours, nous débouchâmes enfin sur la plate-forme. Un panorama gigantesque se déploya devant nos yeux ; on ne peut guère imaginer un spectacle plus magnifique… Toute la ville se pressait au pied de la cathédrale comme un troupeau au pied du berger…

La ville vue à vol d’oiseau présente la figure d’un arc tendu, dont l’Escaut forme la corde… Le gardien nous fit remarquer, tout près de la ligne où commençait le ciel, quatre petits points presque imperceptibles ; c’étaient quatre vaisseaux hollandais surveillant les passages ; c’est dans cette direction que se trouve Berg-Op-Zoom, mais j’eus beau récurer les verres de ma lorgnette, je ne pus rien distinguer. Si ce grand désir de voir Berg-Op-Zoom vous étonne, c’est que j’ai eu un certain grand-père qui était monté le premier à l’assaut de Berg-Op-Zoom et qui avait reçu une épée d’honneur en argent pour ce beau fait d’armes…

Quand nous eûmes contemplé suffisamment le spectacle, le gardien nous fit remarquer qu’il y avait encore 120 marches à monter pour être tout-à-fait en haut, et il nous fit voir un petit escalier large comme deux mains, en nous disant qu’il n’y avait qu’à aller tout droit…Théophile Gautier »

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La Laitière et La Jeune Fille à la Perle revisitées par JP Boudet.

Gautier et Nerval, ainsi que d'autres artistes romantiques se rendirent plusieurs fois à l'abbaye de Chaalis, située à quelques kilomètres de Paris, transformée en musée actuellement. 

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Premier voyage en Espagne:

Entre mai et octobre 1840, Théophile Gautier et Eugène Piot se rendent en Espagne et y testent avec plus ou moins de bonheur l'ancêtre de l'appareil photographique. 

Des articles sont publiés dans le journal La Presse en 1840 et repris dans La Revue de Paris en 1841.

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Pour commémorer le 150e anniversaire de la disparition de Théophile Gautier, né à Tarbes, découvrons l’humour dont il faisait preuve pour raconter ses voyages. Quoi de plus revigorant, en ces temps de guerre et de virus ?

« Il y a quelques semaines, en avril 1840, j’avais laissé tomber négligemment cette phrase : « J’irais volontiers en Espagne ! » Au bout de cinq à six jours, mes amis avaient ôté le prudent conditionnel et répétaient à qui voulait l’entendre que j’allais faire un voyage en Espagne. J’ai compris que je devais à mes amis une absence de plusieurs mois. Les divers asphaltes et bitumes des boulevards, le foyer des théâtres m’étaient interdits jusqu’à nouvel ordre.

Dans la voiture de Bordeaux – Entre Vendôme et Château-Renault s’élèvent des collines boisées où les habitants creusent leurs maisons dans le roc et demeurent sous terre. La cheminée de leur logis, long tuyau pratiqué au marteau dans l’épaisseur de la roche, aboutit à fleur de terre, de façon que la fumée monte du sol en spirale. Il est très facile au promeneur facétieux de jeter des pierres dans les omelettes de ces populations cryptiques, et les lapins distraits ou myopes doivent fréquemment tomber tout vifs dans la marmite. Ce genre de construction dispense de descendre à la cave pour chercher du vin… » Théophile Gautier.

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Revue de Paris, janvier 1841 : « Tolède est une des plus anciennes villes non seulement d’Espagne, mais de l’univers entier, s’il faut en croire les chroniqueurs. Les plus modérés placent l’époque de sa fondation avant le déluge (pourquoi pas quelques années avant la création du monde ?). Les uns attribuent l’honneur d’avoir posé la première pierre aux Grecs, les autres aux Romains ; ceux-là aux Juifs qui entrèrent en Espagne avec Nabuchodonosor…

Quoi qu’il en soit, Tolède est très certainement une admirable vieille ville, située à une douzaine de lieues de Madrid, des lieues d’Espagne, bien entendu, qui sont plus longues qu’un feuilleton de neuf colonnes ou qu’un jour sans argent, les deux plus longues choses que nous connaissions. On y va en calessine (voiture non couverte), soit dans une petite diligence qui part deux fois par semaine ; on préfère ce dernier moyen comme plus sûr, car au-delà des monts, comme autrefois en France, on fait son testament pour le moindre voyage. Cette terreur des

brigands doit être exagérée… Néanmoins, une telle crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous tient en éveil et vous préserve de l’ennui ...

Vous faites une action héroïque, vous déployez une valeur surhumaine ; l’air inquiet et effrayé de ceux qui restent, vous rehausse à vos propres yeux. Une course en diligence devient une aventure, une expédition ; vous partez, il est vrai, mais vous n’êtes pas sûr d’arriver ou de revenir… »

Ce récit paraîtra en librairie en 1843 sous le titre de Tra los Montes ou voyage en Espagne. En 1845, après la publication dans La Presse du roman La Croix de Berny, écrit avec trois autres amis (Mery, Sandeau et Delphine de Girardin), Gautier part pour l’Algérie, ayant promis à l’éditeur Hetzel, qui va payer le voyage, de rédiger une série d’articles pour un volume qu’il fera imprimer. Hetzel n’en verra jamais la couleur mais deux textes sur l’Algérie figureront dans la Revue de Paris, en 1852.


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On peut retrouver de nombreux articles consacrés à Théophile Gautier  sur le site de La Dépêche www.ladepeche.fr

Ecrire dans la fenêtre de recherche Théophile Gautier journaliste. Idem sur le site de La Nouvelle République des Pyrénées. Merci pour leur soutien actif.

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Second voyage en Espagne!


Le voyageur moderne n'est que l'accessoire très secondaire de la voiture!

"Burgos, comme autrefois, nous parut sombre et morose ; quelques paysans, enveloppés dans leurs manteaux couleur d’amadou, chassaient devant eux des ânes chargés de bois et de légumes. Nous remarquâmes avec peine que le hideux pantalon moderne commençait à se substituer à la culotte et aux guêtres.

Le courrier ne devait s’arrêter qu’une demi-heure : au risque de le laisser repartir sans nous, dédaignant malgré une faim plus que canine, la petite tasse de chocolat à l’eau que nous présentait la criada, nous courûmes bien vite à la cathédrale. Le voyageur moderne n’est que l’accessoire très secondaire de la voiture.

Elle était toujours là avec ses deux aiguilles élancées et sa tiare de clochetons… La dévotion espagnole se lève de bonne heure, l’église était déjà ouverte. Quelques vieilles, accroupies sur des grandes nattes dont le sol des églises est généralement couvert en Espagne, priaient avec ferveur, demandant sans doute au Ciel l’oubli des fautes de leur jeunesse.

Quel étonnant tour de force architectural que cette couronne de sculpture, posée à l’intersection des quatre bras de la croix… montagne de ciselure, retenue en l’air par des fils d’araignée. Hélas ! Pourquoi tout ce luxe, pourquoi toutes ces fioritures ? Avant de regagner le courrier qui s’impatiente, jetons vite un coup d’œil à ces deux autels latéraux qui sont de Gaspar Becerra et à cette Madeleine sur bois inondant ses blanches épaules d’un torrent de cheveux bruns, traités un à un dans la manière de Léonard de Vinci… Il était temps de repartir, le delantero, juché sur sa selle, faisait claquer son fouet.

En sortant de Burgos, à un relais que l’on appelle Sarracin, il y eut, entre les postillons de la malle et ceux d’une magnifique voiture que l’on amenait à l’ambassadeur de France, une de ces luttes de vitesse auxquels les combattants attachent autant d’importance que si le sort du monde en dépendait, et qui ont pour enjeu la vie des voyageurs…

Nous traversâmes ensuite Madrigalejos, Lerma, Aranda de Duero toute criblée de mitraille, Castillejo, lieu de la dînée, si l’on peut appeler ainsi l’absence d’un repas… »

Théo qui a échappé aux farouches rebelles va-t-il mourir de faim avant son arrivée à Madrid, lui qui a un bon coup de fourchette ? Est-il tombé amoureux de la belle statue en bois de Madeleine, lui qui n'est pas de bois? Il va falloir que je trouve un petit dessin sur ce brûlant sujet...


Théo en Turquie

"C'est là qu'on faisait glisser les odalisques infidèles!"

La période estivale, habituellement consacrée aux vacances, et parfois aux voyages, est là.  Le Tarbais Théophile Gautier, comme de nombreux Français, avait du mal à quitter son logis pour cause de finances souvent dans le rouge ! Il arrivait à s’évader une ou deux fois par an, et partait à l’aventure, aidé par un journal à qui il envoyait pour publication, ses impressions de voyage.

Ernesta Grisi, sa compagne, part chanter en Turquie. Elle arrive à Constantinople en janvier 1852. Théo, qui doit s’occuper de Marie Mattéi, une douce amie de passage, débarque en Orient quelques mois plus tard. Imprimés dans différents journaux du moment comme la Presse ou le Moniteur universel, on retrouve également cet article dans le Magazin (on dit maintenant magazine) Pittoresque de septembre 1861 :

« Qui a voyagé, voyagera. La soif de voir s’irrite au lieu de s’éteindre en se satisfaisant. Me voici à Constantinople, et déjà je songe au Caire et à l’Egypte. L’Espagne, l’Italie, l’Afrique, l’Angleterre, la Belgique, les îles grecques… visitées à plusieurs époques, n’ont fait qu’augmenter ce désir de vagabondage. Le voyage est peut-être un élément dangereux à introduire dans la vie… On sait que l’on va s’exposer à des fatigues, à des privations, à des ennuis, à des périls même. Il en coûte de renoncer à de chères habitudes…

Le vent, le courant, et de petites lames courtes berçaient assez rudement une barque à plusieurs rameurs qui tâchait d’accoster le Léonidas, arrêté pour l’attendre au milieu du Bosphore. Cette barque portait un pacha se rendant à Gallipoli, à l’entrée de la mer de Marmara. C’était un gros homme, d’encolure épaisse, à figure large et grasse. Il était vêtu de l’affreux costume du Nizam (le nouveau Turc), le fez rouge et la redingote bleue boutonnée droit. Une suite nombreuse s’empressait autour de lui, intendant, secrétaire, porte-pipes et autres menus officiers, sans compter les cawas (policiers) et les domestiques. Tout ce monde déplia des tapis, déroula des matelas, et s’accroupit dessus…

De la mer de Marmara proprement dite, je ne saurais vous faire un grand détail, attendu qu’il faisait nuit lorsque nous la traversâmes… On déposa le pacha et sa suite à Gallipoli dont les minarets apparaissaient confusément dans l’ombre du soir… Quand parut le jour, Stamboul nous apparut dans toute sa splendeur. Le Léonidas, ralentissant sa marche pour ne pas arriver de trop bonne heure, rase la pointe du sérail. On nous fit remarquer un plan incliné jaillissant d’une ouverture. C’est par là, dit-on, qu’on faisait glisser dans le Bosphore les concubines infidèles ou qui avaient déplu au maître, enveloppées d’un sac renfermant un chat et un serpent. Combien de corps charmants a promenés cette eau bleue et profonde ? Maintenant les mœurs se sont beaucoup adoucies !

En attendant que nous puissions descendre à terre, faisons un léger croquis au crayon du tableau que nous peindrons plus tard… »

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Voyage en Italie.

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Au printemps 1849, le Tarbais Théophile Gautier visite l’exposition chinoise à Londres. Il y rencontre Marie Mattei, séparée d’un fonctionnaire corse. Belle femme, elle ne le quitte plus durant son séjour. Elle retrouve Théo plus tard à Paris. Sa compagne, chanteuse, effectuant une tournée en Belgique, Gautier décide de visiter l’Italie. II y rédigera des articles pour La Presse. Accompagné de Cormenin, qui lui sert de couverture (au sens figuré), il rejoindra Marie Mattei à Venise. Le 31 juillet 1850, les deux compères prennent la diligence jusqu’à Chalon, le bateau jusqu’à Lyon et de nouveau la diligence jusqu’à Genève.

La Presse, 24 septembre 1850 : « Nous avons bien peur d’avoir marqué notre premier pas sur la terre étrangère par un acte de paganisme, une libation au soleil levant ! L’Italie catholique, qui sait si bien s’arranger avec les dieux grecs et romains, nous le pardonnera ; Mais la rigide Genève nous trouvera peut-être un peu libertins. Une bouteille de vin d’Arbois, achetée en passant à Poligny, jolie ville au pied de la muraille jurassique qu’il faut franchir pour sortir de France, fut bue par nous, au premier rayon du jour. Ce rayon venait de nous révéler subitement, au bas des dernières croupes de la montagne, le lac Léman, dont quelques plaques miroitaient sous la brume argentée du matin.

La route descend par plusieurs pentes, dont chaque angle découvre une perspective toujours nouvelle et toujours charmante. Le brouillard se déchirant, nous laissa deviner, comme à travers une gaze trouée, les crêtes lointaines des Alpes suisses, et le lac, grand comme une petite mer, sur lequel flottaient, pareilles à des plumes de colombes tombées du nid, les voiles blanches de quelques barques matineuses.

On traverse Nyon, et déjà bien des détails significatifs avertissent qu’on n’est plus en France : des plaquettes de bois découpées en écailles rondes ou en façon de tuile dont elles ont presque la couleur, recouvrent les maisons ; les pignons sont terminés par des boules de fer-blanc ; les volets et les portes sont faits de planches posées en travers et non en longueur ; le rouge y remplace la couleur verte si chère aux épiciers enthousiastes de Rousseau ; le Français suisse commence à se montrer dans les enseignes, dont les noms ont des configurations déjà allemandes ou italiennes… »

Théo, comme nous, a un peu vieilli ; il s’approche des quarante ans ; son apparence se transforme. Ce n’est plus le romantique au grand chapeau d’Hernani que vous retrouverez désormais !

Voyage en Italie 1

Au printemps 1849, le Tarbais Théophile Gautier visite l’exposition chinoise à Londres. Il y rencontre Marie Mattei, séparée d’un fonctionnaire corse. Belle femme, elle ne le quitte plus durant son séjour. Elle retrouve Théo plus tard à Paris. Sa compagne, chanteuse, effectuant une tournée en Belgique, Gautier décide de visiter l’Italie. II y rédigera des articles pour La Presse. Accompagné de Cormenin, qui lui sert de couverture (au sens figuré), il rejoindra Marie Mattei à Venise. Le 31 juillet 1850, les deux compères prennent la diligence jusqu’à Chalon, le bateau jusqu’à Lyon et de nouveau la diligence jusqu’à Genève.

La Presse, 24 septembre 1850 : « Nous avons bien peur d’avoir marqué notre premier pas sur la terre étrangère par un acte de paganisme, une libation au soleil levant ! L’Italie catholique, qui sait si bien s’arranger avec les dieux grecs et romains, nous le pardonnera ; Mais la rigide Genève nous trouvera peut-être un peu libertins. Une bouteille de vin d’Arbois, achetée en passant à Poligny, jolie ville au pied de la muraille jurassique qu’il faut franchir pour sortir de France, fut bue par nous, au premier rayon du jour. Ce rayon venait de nous révéler subitement, au bas des dernières croupes de la montagne, le lac Léman, dont quelques plaques miroitaient sous la brume argentée du matin.

La route descend par plusieurs pentes, dont chaque angle découvre une perspective toujours nouvelle et toujours charmante. Le brouillard se déchirant, nous laissa deviner, comme à travers une gaze trouée, les crêtes lointaines des Alpes suisses, et le lac, grand comme une petite mer, sur lequel flottaient, pareilles à des plumes de colombes tombées du nid, les voiles blanches de quelques barques matineuses.

On traverse Nyon, et déjà bien des détails significatifs avertissent qu’on n’est plus en France : des plaquettes de bois découpées en écailles rondes ou en façon de tuile dont elles ont presque la couleur, recouvrent les maisons ; les pignons sont terminés par des boules de fer-blanc ; les volets et les portes sont faits de planches posées en travers et non en longueur ; le rouge y remplace la couleur verte si chère aux épiciers enthousiastes de Rousseau ; le Français suisse commence à se montrer dans les enseignes, dont les noms ont des configurations déjà allemandes ou italiennes… »

Théo, comme nous, a un peu vieilli ; il s’approche des quarante ans ; son apparence se transforme. Ce n’est plus le romantique au grand chapeau d’Hernani que vous retrouverez désormais !

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La Presse, 24 septembre 1850 : « Le chemin s’avançant, côtoie le lac Léman dont l’eau transparente vient mourir sur les galets avec un pli régulier qu’augmente quelquefois le remous d’un bateau à vapeur. De l’autre côté de la route, on aperçoit les montagnes que l’on vient de descendre. Les villas, les cottages, se multiplient et montrent, dans l’ombre des grands arbres, leurs vases de fleurs, leurs terrasses et leurs murailles de briques : on sent l’approche d’une ville importante.

L’idée de Mme de Staël, avec ses gros sourcils noirs, son turban jaune, nous a fort tracassé en traversant Coppet. Quoique nous la sachions morte depuis longtemps, nous nous attendions toujours à la voir sous le péristyle à colonnes de quelque villa ; mais nous ne l’avons pas vue. Les ombres ne se risquent pas volontiers au grand jour ; elles sont trop coquettes pour cela.

Les vapeurs s’étant dissipées tout à fait, les sommets des montagnes brillaient au-delà du lac comme des gazes lamées d’argent ; le mont Blanc dominait le groupe dans sa majesté froide et sereine, sous son diadème de neige que ne peut fondre aucun été.

Le mouvement de voitures, de charrettes et de piétons devenait plus fréquent ; nous n’étions plus qu’à quelques pas de Genève. Une idée enfantine, que d’assez longs voyages n’ont pu dissiper entièrement, nous fait toujours imaginer les villes d’après le produit qui les rend célèbres : ainsi Bruxelles est un grand carré de choux, Ostende un parc d’huîtres, Strasbourg un pâté de foie gras, Nérac une terrine et Genève une montre avec quatre trous en rubis. Nous nous imaginions une vaste complication d’horlogerie, roues dentées, cylindres, ressorts, échappements, tout cela faisant tic-tac et tournant perpétuellement ; nous pensions que les maisons, s’il y en avait, étaient à cuvette et à double fond en or et en argent, et que les portes s’en fermaient avec des clefs de montre… Théophile Gautier »

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« Genève, nous devons l’avouer, n’a pas du tout l’air d’une montre, et c’est fâcheux ! A notre entrée, ce qui nous sembla un peu leste pour une ville austère, républicaine et calviniste, on nous remit, en échange de notre passe-port, un bulletin facétieux commençant comme les albums de M. Crépin de Töpfer, le spirituel caricaturiste (voir notre site), par cette recommandation drolatique : Voir ci-derrière… avec une foule de formalités à remplir.

Genève a l’aspect un peu raide des villes protestantes. Les maisons y sont hautes, régulières ; la ligne droite, l’angle droit, règnent partout ; tout va par carré et parallélogramme. La courbe et l’ellipse sont proscrites comme trop sensuelles et trop voluptueuses : le gris est bien venu partout, sur les murailles et sur les vêtements. On sent qu’il doit y avoir un grand nombre de Bibles dans la ville et peu de tableaux.

La seule chose qui jette un peu de fantaisie sur Genève, ce sont les tuyaux des cheminées. On ne saurait rien voir de plus bizarre et de plus capricieux. Vous connaissez ces saltimbanques que les Anglais appellent acropédestrians, et qui, renversés sur le dos, les jambes en l’air, font voltiger une barre de bois ou deux enfants couverts de paillettes. Figurez-vous que tous les acropédestrians du monde font la répétition de leurs exercices sur les toits de Genève, tant ces tuyaux bifurqués et contournés se démènent désespérément : ces contorsions doivent avoir pour cause les vents nombreux qui tombent des montagnes et s’engouffrent dans les vallées… » - Théophile Gautier

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« Une foule compacte, empressée sans turbulence, se dirigeait vers les portes de la ville. Nous n’avons rien trouvé de particulier comme costumes. Ce sont les modes de France, un peu arriérées, un peu provinciales ; notons, comme différence légère, quelques chapeaux de paille d’homme avec un ruban noir, et d’immenses bords pour les femmes, bords qui plient par devant et par derrière, de façon à masquer la moitié de la nuque et de la figure.

Les femmes, elles-mêmes, à l’air français, mêlent une tournure américaine ou allemande plus facile à comprendre qu’à décrire, et qui vient de leur religion. Une protestante ne s’assied ni ne marche comme une catholique, et les étoffes font sur elles d’autres plis. Sa beauté non plus n’est pas la même ; elle a un regards particulier, pénétrant, mais contenu, un sourire compassé, une douceur de physionomie voulue, une modestie sournoise, quelque chose qui sent la fille de ministre…

Genève nous avait donné tous les plaisirs qu’un dimanche protestant peut permettre : une promenade sur le lac, un merveilleux coucher de soleil sur le Mont Blanc, et un charmant spectacle forain sous de beaux arbres et un ciel étoilé ; il ne nous restait plus qu’à partir…

La diligence devait nous conduire à Milan, en passant par le col du Simplon ; non pas la même, car on en change presque à chaque territoire qu’on traverse, et nous n’avions d’autre souci à prendre que de nous laisser transvaser d’une voiture genevoise dans une voiture savoyarde, qui nous céderait à une voiture suisse, laquelle nous transmettrait dans une voiture piémontaise qui nous verserait dans une malle autrichienne … Théophile Gautier. »

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La Presse 1er octobre 1850 : « A la droite de la route, s’étend à perte de vueun horizon de montagnes, élevant leurs têtes les unes au-dessus des autres, et formant un panorama sublime. Le mont Blanc fait jaillir au fond de ce chaos magnifique quelques-unes de ses aiguilles neigeuses.

A gauche, ce sont de grandes forêts de sapins d’une vigueur et d’une beauté surprenantes… Cet escarpement abrupt qui vous paraît velouté çà et là de plaques de mousse est couvert de sapins et de mélèzes de soixante pieds de haut. Ce filet immobile et blanchâtre, que vous prendriez pour une veine de neige, c’est un torrent fougueux qui se précipite avec un fracas horrible qu’on n’entend pas.

Rien n’est plus beau et plus agréablement grandiose que le commencement de la route du Simplon, en venant de Genève ; l’immensité n’exclut pas le charme ; une certaine grâce voluptueuse revêt ces colossales ondulations ; les sapins sont d’un vert si frais, si mystérieux, si tendre dans son intensité ; ils ont un port si élégant, si dégagé, si svelte ; ils vous tendent si amicalement les bras sous leurs manches de verdure… Les sources babillent si gentiment de leurs voix argentines à côté de vous, sous les pierres ou sous les plantes aquatiques…

On longe, pendant quelques temps un délicieux abîme, au fond duquel la Saltine fait des cabrioles écumeuses et s’échevelle de la façon la plus pittoresque… De distance en distance, des maisons de refuge, marquées d’un numéro, attendent le voyageur surpris par quelque orage ou quelque avalanche.

Arrivé à un endroit où la vallée se tranche en une profonde coupure, où se jettent les torrents et toutes les sources qui ruissellent de la montagne et traversent la route par des conduits souterrains, on franchit un pont d’une hauteur prodigieuse, puis l’on fait un coude et l’on commence à gravir une autre crête.

Les sapins deviennent plus rares, la végétation s’appauvrit sensiblement. Cependant, des plantes courageuses continuent à tenir compagnie à l’homme… Nous étions parvenus à peu près au point culminant de la route… La peau de la planète apparait dans toute sa nudité, que quelque nuage compatissant vient voiler de temps à autre de son manteau ouaté… »Théophile Gautier.

*L’année 2019 verra peut-être un local officiel ou privé prêt à accueillir un espace Théophile Gautier. Pourquoi pas le Musée Massey ? Proposer autant de culture que de sport, voilà une idée qui est bonne !

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La Presse, 1er octobre 1850 : « Nous étions parvenu à peu près au point culminant de la route. Il n’y avait plus entre nous et le ciel qu’un glacier d’où se précipitaient quatre torrents ; quatre trombes d’écume. Les eaux grondaient et fuyaient en fusées d’argent, en écumes neigeuses, avec un bruit et une turbulence inimaginables. Le spectacle était d’une sauvagerie tout à fait romantique.

A partir de là, le chemin commence à descendre. On quitte le versant helvétique pour le versant italien. Chose bizarre ! Dès que nous eûmes franchi la crête qui sépare les deux régions, nous fûmes frappé par l’extrême différence de température. Sur le versant italien, soufflait une bise glaciale. Le froid était atroce. Le paletot et le manteau que nous ne manquions jamais d’emporter, suffisaient à peine pour nous empêcher de claquer des dents…

La caractère des montagnes que l’on croirait devoir devenir plus doux et plus riant en approchant de l’Italie, prend au contraire une âpreté et une sauvagerie extraordinaires… Du point où la descente se prolonge au village de Simplon, il y a deux lieues encore qui se font rapidement : on traverse plusieurs fois un torrent très tapageur et très convulsif…

Tout en cheminant, nous comparions ces montagnes aux différentes Sierras espagnoles que nous avons parcourues. Rien n’est plus différent : la Sierra Morena, avec ses grandes assises de marbre rouge, ses chênes verts ; la Sierra Nevada, avec ses torrents diamantés où trempent des lauriers roses, ses plis et ses reflets de satin « gorge de pigeon », ses pics qui rougissent le soir comme des jeunes filles à qui on parle d’amour…

Le village de Simplon se compose de quelques maisons agglomérées au bord de la route, et qui trouvent une source d’aisance dans le passage des voyageurs. L’on s’y arrêta pour dîner dans une auberge assez propre. La salle à manger était tendue d’un papier en grisaille représentant la conquête des Indes par les Anglais, avec des lords et des brahmes, des chevaux et des éléphants…

Les pentes deviennent de plus en plus rapides ; la vallée où la route circule s’étrangle en gorge ; les montagnes latérales s’escarpent affreusement ; les rochers sont abrupts, quelquefois même ils surplombent…Les couleurs se rembrunissent et la lumière ne descend plus qu’avec peine au fond des étroites coupures… » Théophile Gautier.

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La Presse, 1er octobre 1850 : « … On arrive d’abord sur le toit de la cathédrale de Milan en gravissant un escalier garni à tous les angles d’inscriptions préventives. Ce toit, tout hérissé de clochetons et côtoyé d’arcs-boutants qui forment des corridors en perspective, est fait de grandes dalles de marbre, comme le reste de l’édifice. Il s’élève déjà bien au-dessus des plus hauts monuments de la ville. Un bas-relief de la plus fine exécution s’enclave dans chaque arc-boutant ; chaque clocheton est peuplé de vingt-cinq statues. Nous ne croyons pas qu’aucun endroit du monde renferme dans le même espace un si grand nombre de figures sculptées. On ferait à une ville importante une population de marbre avec les statues du Dôme ; on en compte six mille sept cent seize…Parmi ces statues, il y en a une de Canava : un Saint-Sébastien, logé dans une aiguille et une Eve, de Christoforo Gobi, d’une grâce charmante et sensuelle, qui étonne un peu dans un pareil endroit. Du reste, elle est fort belle, et les oiseaux du ciel ne paraissent nullement scandalisés de son vêtement paradisiaque.*

De cette plate-forme, on découvre un panorama immense : on voit en même temps les Alpes et les Apennins… L’ascension dans la flèche découpée et trouée à jour de la cathédrale de Milan n’a rien de périlleux, quoiqu’elle puisse alarmer les gens sujets au vertige. De frêles escaliers tournent dans les tourelles, et vous amènent à un balcon au-delà duquel il n’y a plus que le pyramidion de la flèche et la statue qui couronne l’édifice.

Nous n’essayerons pas de décrire plus en détail cette gigantesque basilique. Il faudrait un volume pour sa monographie. Simple artiste, nous devons nous contenter d’un aspect général et d’une impression personnelle.

Quand on redescend dans la rue et qu’on fait le tour de l’église, on retrouve sur les façades la même foule de statues, la même cohue de bas-reliefs : c’est une débauche effrénée de sculptures, un entassement incroyable de merveilles… Théophile Gautier.»

*En fait, elle est nue.

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La Presse, 3 octobre 1850 : « Alentour de la cathédrale, prospèrent toutes sortes de petites industries, des étalages de bouquinistes, d’opticien en plein vent, et même un théâtre de marionnettes…

Notre méthode de travail, en voyage, est d’errer au hasard à travers les rues, comptant sur le bonheur des rencontres…

A Milan, presque toutes les boutiques portent sur leur enseigne cette recommandation : Ancienne maison de…, ancienne hôtellerie de…, ancien café de…Chez nous l’on mettrait : Nouveau magasin…, nouveau café… Tout en flânant, nous lisions les affiches des librairies et nous regardions les titres des ouvrages exposés. Nous fûmes étonnés d’y voir des œuvres politiques de Lamartine, de Louis Blanc, les 52 petits livres de M. Emile de Girardin, et une foule de traités sur des matières dont nous aurions cru la discussion interdite ici…On trouve partout des romans d’Alexandre Dumas et, ce qui est plus étrange, les romans socialistes d’Eugène Sue : les Mystères de Paris…

Le lendemain, notre première visite fut pour Sainte-Marie des Grâces, charmante église toute en briques que le crépi, tombé en beaucoup d’endroits, laisse voir comme une chair vermeille… En sortant de l’église par la sacristie, dont le plafond bleu est semé d’étoiles d’or, on débouche dans le cloître de l’ancien couvent…

La Cène de Léonard de Vinci, occupe le mur du fond du réfectoire. L’autre paroi est couverte par un calvaire de Montorfanos, daté de 1495. Il yh a du talent dans cette peinture. Mais qui peut soutenir devant Léonard de Vinci ?

Certes, l’état de dégradation où se trouve ce chef-d’œuvre du génie humain est à jamais regrettable. Pourtant, il ne lui nuit pas autant qu’on pourrait croire. Léonard de Vinci est, par excellence, le peintre du mystère, de l’ineffable, du crépuscule ; sa peinture a l’air d’une musique en mode mineur. Ses ombres sont des voiles qu’il entrouvre ou qu’il épaissit pour faire deviner une pensée secrète… » Théophile Gautier.

** Nous recherchons un musée, un château, un espace dans Tarbes ou à l’extérieur pour y installer un musée Théophile Gautier.

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La presse, 5 octobre 1850 : « … Les maisons, coloriées de fresques, avec leur mirador saillant, leurs ornements sculptés, leurs piliers robustes, ont la physionomie la plus romantique… On ne voit que femmes aux fenêtres et devant les portes, et la foule fourmille…

Entre la tombe apocryphe* de Juliette, espèce de cuve de marbre rougeâtre à demi enterrée dans un jardin, l’amphithéâtre antique, nous avons choisi, ne pouvant tout visiter, l’arène romaine, mieux conservée que le cirque d’Arles.

Il ne manque à cette arène que l’enceinte extérieure, dont cinq ou six arcades restées intactes rendent la restauration du reste extrêmement facile : quelques semaines de réparation permettraient d’y recommencer les jeux sanglants du cirque… On reconnaît les loges des belluaires** et des animaux féroces, les entrées et les sorties des acteurs… Il ne manque que le public…

En nous rendant à la station de chemin de fer qui relie Vérone à Venise, nous remarquâmes un mouvement de troupes, des roulements de tambours, et beaucoup de gens se dirigeant du même côté : on nous dit qu’on allait fusiller sept brigands, et que la veille on en avait fusillé cinq. Si le temps ne nous eût manqué, nous aurions été voir cette exécution qui, dans notre pays nous eût fait fuir ; car en voyage, la curiosité va quelquefois jusqu’à la barbarie.

Heureusement, le sifflet du chemin de fer nous fit renoncer à cette pensée cruelle, et nous nous assîmes dans un wagon divisé, d’un bout à l’autre par un corridor, et où avaient déjà pris place deux vénérables capucins. Il était six heures. A huit heures et demie, nous devions arriver à Venise.

Nous éprouvons quelque honte pour le ciel italien, qu’on se figure à Paris d’un bleu inaltérable. A notre départ de Vérone, de grands nuages noirs encombraient l’horizon ; il est fâcheux de commencer un voyage au pays du soleil par des descriptions d’orage, mais la vérité nous oblige à confesser que la pluie tombait en larges tranches sur la contrée à travers laquelle le chemin de fer nous transportait… Théophile Gautier. »

* qui n’est sûrement pas la vraie ** les gladiateurs

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La Presse, 12 octobre 1850 : « A huit heures et demie, nous devions arriver à Venise… Notons ici quelques particularités du chemin de fer italien. Sur les écriteaux qui marquent la distance parcourue, sont indiquées aussi la pente ou l’élévation du terrain. Les signaux se font au moyen de paniers d’une forme particulière, qu’on hisse le long de grands mâts à des hauteurs convenues. La voie de fer est simple et n’a pas de rails de retour. Aux stations, qui sont assez fréquentes, des marchands viennent vous offrir de menues pâtisseries, de la limonade, du café qu’il faut avaler bouillant ; car vous n’avez pas plutôt approché la tasse de vos lèvres, que le sifflet à vapeur fait entendre son cri strident, et que le convoi se remet en marche…

Le chemin de fer frôle Vicence, et bientôt arrive à Padoue. Une tour et quelques clochers se détachant en noir sur une bande de ciel à ton pâle, voilà tout ce que nous avons pu en démêler.

Le temps ne se raccommodait pas ; des rafales de vent, des bouffées de pluie et de subites illuminations d’éclairs poursuivaient le wagon dans son vol ; il faisait presque froid et ce bon vieux caban qui nous a rendu de si loyaux services en Espagne, en Afrique, en Angleterre, en Hollande et sur les bords du Rhin, nous prêta fort à propos de sa vaste rotonde et de ses grandes manches.

Quoique la locomotive nous menât grand train, il nous semblait, tant notre impatience était vive, voyager sur un de ces chars traînés par des colimaçons, comme on en voit dans les arabesques de Raphaël. Malgré la pluie qui nous fouettait le visage, nous nous penchions hors de la fenêtre du wagon pour tâcher de saisir dans l’ombre quelque ébauche lointaine de Venise, la vague silhouette d’un clocher, le scintillement d’une lumière ; mais la nuit se faisait profonde, et l’horizon impénétrable ; enfin, à une station, l’on avertit les gens qui voulaient descendre à Mestre. C’est à Mestre que naguère on s’embarquait pour Venise. Maintenant, un pont immense enjambe la lagune et soude Venise à la terre ferme.

Jamais nous n’avons éprouvé d’impression plus étrange. Le wagon venait de d’engager sur la longue chaussée. Des deux côtés, la lagune. De temps en temps, des éclairs blafards secouaient leurs torches sur l’eau, qui se révélait par un soudain embrasement, et le convoi semblait chevaucher à travers le vide… » Théophile Gautier.

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La Presse, 12 octobre 1850 : « Arriver de nuit à Venise, ville dont on rêve depuis de longues années est un accident de voyage très simple, mais qui paraît combiné pour pousser la curiosité au dernier degré d’exaspération. Nous l’avions déjà éprouvé pour Grenade, où la diligence nous jeta, à deux heures du matin, par des ténèbres d’une opacité désespérante.

La barque suivit d’abord un canal très large, au bord duquel se dessinaient confusément des édifices obscurs, piqués de quelques fenêtres éclairées ; ensuite, elle s’engagea à travers d’étroites rues d’eau très compliquées dans leurs détours.

L’orage, qui tirait à sa fin, illuminait encore le ciel de quelques lueurs livides qui nous trahissaient des perspectives profondes, des dentelures bizarres de palais inconnus. A chaque instant, l'on’ passait sous des ponts dont les deux bouts répondaient à une coupure lumineuse dans une masse compacte et sombre de maisons. A quelque angle, une veilleuse tremblait devant une madone…Une fenêtre basse nous faisait entrevoir un intérieur étoilé d’une lampe ou d’un reflet, comme une eau-forte de Rembrandt. Des portes, dont le flot léchait le seuil, s’ouvraient à des figures emblématiques qui disparaissaient ; des escaliers venaient baigner leurs marches au canal et semblaient monter dans l’ombre vers des Babels mystérieuses ; les poteaux bariolés où l’on attache les gondoles prenaient, devant les sombres façades, des attitudes de spectres.

Au haut des arches, des formes vaguement humaines nous regardaient passer comme les mornes figures d’un rêve. Parfois, toutes les lueurs s’éteignaient, et l’on avançait sinistrement entre plusieurs espèces de ténèbres : les ténèbres huileuses, humides et profondes de l’eau, les ténèbres tempétueuses du ciel nocturne, et les ténèbres opaques que deux murailles, sur l’une desquelles la lanterne de la barque jetait un reflet rougeâtre qui révélait des colonnes, des portiques et des grilles aussitôt disparus.

Tous les objets touchés dans cette obscurité par quelque rayon égaré, prenaient des apparences mystérieuses, fantastiques, effrayantes. L’eau, toujours si formidable la nuit, ajoutait encore à l’effet par son clapotement sourd et sa vie inquiétante. Les rares réverbères s’y prolongeaient en traînées sanglantes, et ses ondes épaisses, noires, paraissaient étendre leur manteau complaisant sur bien des crimes. Nous étions étonné de ne pas entendre tomber quelque corps du haut d’un balcon ou d’une porte entrouverte.

Nous croyions circuler dans un roman d’Anne Radcliffe, illustré par Goya… Les vieilles histoires des Trois Inquisiteurs, du Conseil des Dix, du Pont des Soupirs, des espions masqués, des exécutions au canal Orfano, tout le mélodrame et la mise en scène romantiques de l’ancienne Venise nous revenaient en mémoire. Une terreur froide, humide et noire s’était emparée de nous… » Théophile Gautier.

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Gautier en Turquie et en Grèce

" C'était un ramage à n'y rien comprendre!"

Notre Tarbais, aura peut-être un jour un musée dans sa ville natale, voire une statue pour remplacer celle de Danton.

Théophile Gautier rejoint, au cours de l’année 1852, sa compagne Ernesta Grisi en Turquie où elle a entamé un tour de chant. L’écrivain envoie à ses journaux habituels : le Temps mais surtout le Moniteur ses impressions de voyage. Après plusieurs jours de navigation, Théo arrive devant Constantinople :

« …Trois ponts de bateaux rejoignent les deux rives de la Corne d’Or, et permettent une communication incessante. Comme à Londres (avant les JO bien sûr), il n’y a pas de quai à Constantinople, et la ville plonge partout ses pieds dans la mer… Des myriades de canots et de caïques (bateaux à voiles) sillonnaient comme des poissons l’eau azurée du golfe et se dirigeaient vers notre navire le Léonidas, mouillé à quelque distance de la douane.

Dans tous les pays du monde, la douane a des colonnes et une architecture dans le goût de l’Odéon. Celle de Constantinople n’a garde de manquer au style du genre. Heureusement, les baraques qui l’avoisinent sont si délabrées, si hors d’aplomb, si projetées en avant et s’épaulent les unes aux autres avec une nonchalance si orientale, que cela corrige l’aspect classique de la douane.

Comme à l’ordinaire, le pont du Léonidas fut couvert en un instant d’une foule polyglotte : c’était un ramage à n’y rien comprendre de turc, de grec, d’arménien, d’italien, de français et d’anglais. J’étais assez embarrassé au milieu de ces charabias variés quoique j’eusse, avant de partir, étudié le turc de la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, lorsque apparut, dans un caïque, comme un ange sauveur, la personne à qui j’étais recommandé.

Elle envoya au diable, chacun dans sa langue particulière, toutes les canailles qui m’entouraient, me fit entrer dans sa barque, et me conduisit à la douane, où l’on se contenta de jeter un coup d’œil distrait sur ma maigre malle, qu’un hammal chargea comme une plume sur son large dos.

Le hammal est une espèce particulière à Constantinople : c’est un chameau à deux pieds et sans bosse ; il vit de concombres et d’eau, et porte des poids énormes par des rues impraticables, des montées perpendiculaires et des chaleurs accablantes… En suivant le hammal, qui se dirigeait vers le logement retenu pour moi, je m’enfonçais dans un dédale de rues et de ruelles étroites, tortueuses, ignobles, pleines de trous et de fondrières, encombrées de chiens lépreux, d’ânes chargés de poutres ou de gravats, et le mirage éblouissant que présente Constantinople de loin s’évanouissait rapidement. Le Paradis se changeait en cloaque, la poésie se tournait en prose… »

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" Je me lançai au hasard à travers la ville inconnue..."

Retrouvons notre illustre Tarbais à Constantinople où il va rejoindre, en 1852, sa compagne Ernesta Grisi. De près, la ville qui le faisait rêver, ne l’éblouit plus. Espérons que notre démocratie ne nous jouera pas le même tour à la rentrée :

« … La poésie se tournait en prose, et je me demandais avec mélancolie, comment ces laides masures pouvaient prendre, par la perspective, des aspects si séduisants, une couleur si tendre et si vaporeuse. Je gagnais, sur les talons de mon hammal (porteur), la chambre qui m’était destinée chez une hôtesse smyrniote, près de la grande rue de Péra.

J’étais venu de Paris en douze jours, marchant aussi vite que la poste, car j’ai pour principe, dans mes voyages, de voler à tire-d’aile au point le plus éloigné pour en revenir ensuite à mon aise ; et je m’étais promis de consacrer cette journée à un repos bien mérité ; mais la curiosité fut la plus forte et, après quelques bouchées avalées à la hâte, n’y pouvant plus tenir, je me lançai au hasard à travers la ville inconnue…

A Constantinople, les rues ne portent, à leurs angles, aucune désignation, ni turque, ni française. En outre, les maisons ne sont pas numérotées, ce qui complique la difficulté (tiens, cela me rappelle mon village). A travers ce dédale anonyme, chacun se conduit au juger et se retrouve au moyen de ses remarques particulières. Le fil d’Ariane ou les cailloux blancs du Petit-Poucet seraient fort utiles ; quant à émietter son pain sur la route, il n’y faut pas penser : les chiens l’auraient bientôt mangé…

Ma maison était construite en pierres. Pour plus de sécurité, une porte de fer, des volets de tôle épaisse se repliant par feuilles devaient, en cas d’incendie du quartier, intercepter les flammes et les étincelles. J’avais une chambre avec un lit de fer et une commode.

Cela n’avait rien d’extrêmement oriental ; pourtant mon hôtesse était smyrniote, et sa nièce, quoique vêtue à l’européenne d’un peignoir rose, roulait, dans un masque pâle serti de cheveux d’un noir mat, des yeux langoureusement asiatiques. Une servante grecque, très jolie sous le petit mouchoir tortillé au sommet de sa tête, complétait avec un jocrisse des Cyclades, le personnel de la maison.

La nièce savait un peu de français, la tante un peu d’italien, au moyen de quoi nous finissions par nous entendre à peu près… »

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Gautier Grèce

Gautier en Grèce!

Les Turcs peuvent mettre leurs femmes à l'abri!

Après avoir visité l’Espagne en 1840, l’Algérie en 1845 et à nouveau l'Espagne en 1846, Théophile Gautier, à son retour de Constantinople où Ernesta Grisi était partie chanter, visite la Grèce. L’organisateur de spectacles qui l’a envoyée là-bas, ne paye pas la chanteuse et l’argent manque. Les amis de Gautier lui envoient une petite somme qui leur permet de revenir en France. Le directeur de la Revue des Deux Monde fait saisir à Paris, l’argent des articles de Théo parus dans La Presse car il devait lui écrire son Capitaine Fracasse et, malgré une avance, Gautier n’a rien écrit. Les reportages de voyage prennent donc discrètement le chemin du Moniteur universel qui les paye à Gautier avant son retour. Le premier compte-rendu se trouve dans le numéro du 20 octobre 1852 : « Lorsque l’on revient de Constantinople, même dans les temps les plus sains, on est toujours en suspicion de peste, et si l’on veut prendre le paquebot de correspondance pour Athènes, il faut subir une quarantaine de vingt-quatre heures devant Syra…

Je passais tranquillement la journée à fumer, appuyé sur le bastingage, regardant la ville crayeuse étagée en amphithéâtre…Profitons de ce calme pour examiner un peu les passagers. Les bateaux à vapeur autrichiens qui desservent les lignes du Levant établissent pour leur clientèle orientale, une espèce de parc réservé qu’on appelle le sérail… Les Turcs, grâce à cet aménagement, peuvent mettre leurs femmes à l’abri et voyager sans faire souffrir leur jalousie naturelle. Cette partie des bateaux est, comme vous le pensez bien, la plus curieuse et la plus pittoresque…

Il y avait aussi, sur notre bateau, une famille anglaise venant de Calcutta, et suivie de deux domestiques indiens du type le plus curieux… L’Anglais, chef de famille, homme d’une correction et d’une élégance de tenue irréprochables, avait cependant rapporté de l’Inde, quelques bizarreries de costume…

Le lendemain à midi, quoique je connus Syra, je sautais dans une barque, car il est toujours agréable, après une traversée de plusieurs jours, de fouler « le plancher des vaches », et c’est en mer surtout que l’on comprend toute la beauté de cet aphorisme exclamatif de Rabelais : « O bienheureux planteurs de choux ! ils ont un pied en terre et l’autre n’est pas loin ! » Au bout de quelques heures de courses vagues à travers la ville, je retournai à bord de l’Imperator qui devait me traverser dans l’Arciduca-Lodovico, petit steamer de correspondance destiné à faire le trajet vers Athènes…

Quand je me réveillais le jour suivant, de faibles lueurs blanchâtres commençaient à éclairci le ciel… Une ligne sombre se dessinait confusément à l’horizon : c’était la Grèce, c’était l’Attique… Le jour se levait lentement… Le Pirée, dans lequel nous ne tardâmes pas à entrer, est un bassin arrondi en coupe, suffisant pour les trirèmes antiques, mais où une flotte moderne serait singulièrement à l’étroit. Ce port se fermait autrefois par une chaîne reliée aux piédestaux de deux lions de grandeur colossale, emportés comme trophée par le doge Morosini, et placés maintenant en vedette près de la porte de l’arsenal de Venise…Le port était presque désert car Syra détourne à elle tout le mouvement et tout le commerce. La pure lumière du matin éclairait le quai de pierre, les maisons blanches et les toits de tuiles du Pirée, bourgade complètement moderne, malgré son nom antique. Ces bâtisses, d’un aspect plus suisse qu’athénien, contrarient l’œil et l’imagination…

Au fond se découpent en ondulations bleuâtres, à gauche le mont Parnès ; à droite, le mont Hymette… Dans l’espèce d’échancrure que forment à l’horizon les pentes des deux montagnes, un rocher s’élève comme un trépied ou un autel.Sur ce rocher scintille, doré avec amour par le soleil levant, le triangle d’un fronton. Quelques colonnes se dessinent : c’est Athènes, l’Athènes antique, l’Acropole, le Parthénon… Les noms de Périclès, de Phidias, d’Alcibiade, d’Aristophane, d’Eschyle, tous mes souvenirs de collège me bourdonnaient sur les lèvres, lorsqu’un Grec en costume me tira par la manche et me demanda la clef de ma malle qu’il visita avec une négligence tout athénienne. O vicissitudes des temps ! O splendeurs évanouies ! Un douanier sur le rivage ou Thésée posa le pied en revenant vainqueur de l’île de Crète…

Une émeute de calèches démantelées, de berlingots séculaires, de berlines invalides se disputaient les voyageurs et les emportaient au grand galop dans des nuages de poussière… La route du Pirée à Athènes est rectiligne ; elle raye de sa chaussée poussiéreuse une plaine aride couverte d’herbes desséchées. Ceux qui aiment les paysages épinard ne seraient pas contents … Le bouquet d’oliviers traversé, on se retrouve dans une espèce de plaine bosselée, cerclée de montagnes, au milieu de la quelle se dresse, solitaire, le grand rocher de l’Acropole. La vie moderne ne se montre pas encore. L’ancienne Athènes se développait entre l’Acropole et le Pirée ; l’Athènes actuelle semble se cacher derrière la citadelle….

Une grande rue se présente, bordée de maisons blanches à toits de tuiles, à contrevents verts, de l’aspect le plus bourgeoisement moderne, et qui ressemble, à faite peur, à une rue des Batignolles. Ces constructions démontrent une envie naïve de faire une Athènes à l’instar de Paris. Les Grecs actuels rêvent de la rue de Rivoli à deux pas du Parthénon … Une foule bigarrée se promenait dans cette rue ; les femmes étaient en très petit nombre …

La calèche s’arrêta devant l’hôtel d’Angleterre. Plus loin, ayant à ses pieds un tas de bicoques formant la Setiniah des Turcs, l’Acropole montrait son flanc taillé à pic… Une foule bigarrée se promenait dans les rues. Parmi les vêtements européens modelés sur ceux de Londres ou de Paris, étincelait de loin en loin un beau costume d’Albanais, de Maïnote ou de Pallikare (Personnages vêtus de costumes régionaux traditionnels), d’une élégance théâtrale, tranchant bizarrement sur le fond de la devanture d’un magasin remplie d’articles de Paris (on dirait de Chine, maintenant). Le roi des Grecs devrait faire un décret pour exiger de tous ses sujets qu’ils portent le costume national.

Plus loin, l’Acropole montrait son flanc taillé à pic, et découpait avec une fermeté incroyable d’arêtes, son diadème mural de temples. Une lumière aveuglante éclairait d’or et d’argent tous les pauvres détails et les cachait sous un voile radieux.

Sans prendre le temps de faire monter mon bagage dans ma chambre, j’aurais voulu courir tout de suite au Parthénon, si un domestique ganté et cravaté, ne m’eût fait observer qu’il fallait une permission pour visiter l’Acropole. Force me fut donc de modérer mon impatience…

Pour aller à l’Acropole, il faut traverser des ruelles désertes bordées de masures en ruine dont les portes entrouvertes vous laissent voir quelques marmots farouches à demi-vêtus de haillons, quelque matrone hagarde au nez busqué, aux yeux d’oiseau de proie, qui se retire précipitamment… »

Théo ne rencontre pas, pour le moment, de beauté grecque fatale. Athènes, comme Constantinople, semblait remplie de misère. »

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Gautier Normandie

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Voyage en Normandie, 1858.

Comme l’a écrit notre illustre Tarbais, ce début de XIXe siècle fut riche en inventions, notamment le développement du chemin de fer. Napoléon III et l’Impératrice Eugénie, accompagnés de nombreuses personnalités et de journalistes, se rendent à Cherbourg pour inaugurer la ligne nouvellement créée, valorisant ainsi la politique de grands travaux, créatrice d’emploi et de progrès.

Commencée en 1842, arrivée à Caen en 1856, cette nouvelle ligne s’achève à Cherbourg le 17 juillet 1858. Le 4 août, après s’être arrêté à Evreux, Lisieux, Caen, Bayeux, le convoi atteint Carentan et arrive vers 17 heures à Cherbourg. Des reporters comme Chalon d’Argé pour le Monde Illustré et Gautier pour le Moniteur Universel, sont du voyage.

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Comme à son habitude, Théo prend ses distances et son temps pour rendre sa copie qui paraît enfin dans le numéro du 3 septembre 1858 du Moniteur : « Qui dirait, à nous voir arriver si tard, que nous sommes parti l’un des premiers pour Cherbourg. Cela est vrai cependant, mais nous n’avons pas voulu couper la chronique sous le pied à nos confrères du camp de la gare. A quoi bon nous hâter d’ailleurs ? L’électricité apportait les détails officiels du voyage triomphal, et nous n’étions là qu’en simple curieux, mêlé à la foule, pour voir de loin un des grands spectacles qui font sentir à une nation son unité, et où il semble qu’on entende distinctement battre le cœur de la France.

On ne doit s’attendre à trouver, dans ces simples notes que nos impressions personnelles, des aspects de paysages et des idées sur le caractère propre de notre temps.

Les inventions de la science transforment le monde moderne sans secousse, et pour ainsi dire sans qu’il s’en aperçoive. Supposons-nous en 1813, à l’époque de Napoléon 1er, et désireux d’assister à cet événement imposant. Pas de chemin de fer, pas de bateau à vapeur ; pour unique moyen de transport la classique diligence ou d’autres véhicules plus ou moins susceptibles de rouler, attelés de quadrupèdes quelconques, et calculez ce qu’on aurait pu transporter de personnes. La ligne ferrée de Paris à Cherbourg, vient d’être achevée récemment. L’invention des chemins de fer, qui date à peine de vingt ou vingt-cinq ans, ne surprend plus personne ; on est déjà habitué à ses prodiges. Transporter en une journée, du centre de la France à l’une de ses extrémités cent mille curieux et peut-être davantage, quoi de plus simple ? Il ne s’agit que de multiplier les convois et les wagons… »

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« Nous n’aurions jamais cru qu’il existât autant de malles et de sacs de nuit ! Au jour du départ et les jours précédents, ils s’entassaient par pyramides, par montagnes à la gare de l’ouest où les voitures n’arrivaient qu’en prenant la file comme pour l’entrée d’un bal.

Quelle foule, quel tumulte, quel encombrement ! Et pourtant chaque colis recevait son numéro et son étiquette, et les chariots les emportaient aux wagons de bagages avec une rapidité inouïe.

Lorsque les portes, en s’ouvrant, laissèrent pénétrer dans le débarcadère l’océan des excursionnistes, le premier flot remplit tout un convoi, si long pourtant que c’était déjà un voyage d’aller de sa queue à sa tête. Il y avait là de quoi peupler une ville.

Un second convoi fut organisé sur-le-champ, dans lequel nous pûmes trouver place. Il n’était pas moins considérable que le précédent et, certes, la flotte combinée des Grecs partant pour Troie emmenait moins d’Achéens aux longues chevelures que cette suite de caisses n’emportait de Parisiens en panamas et paletots d’été.

Ce spectacle de migration par masses d’une ville à une autre nous ramenait par un saut de pensée à ces tribus de Daces, de Huns, de Vandales, se mettant en marche pour quelque contrée lointaine et faisant la stérilité sur leur passage comme une invasion de sauterelles.

Ce que la barbarie accomplissait à travers les ruines, les combats et les dévastations, la civilisation le réalise comme en se jouant. Vous déjeunez à Paris, vous dînez à Cherbourg ; le matin vous patiniez sur l’asphalte, le soir vous foulez le galet remué par l’Océan, non pas vous seul ou quelques-uns au moyen d’un talisman, du chapeau de Fortunatus, des bottes de sept lieues, mais toute votre maison, tout votre quartier, toute votre ville. Vraiment, nous ne nous admirons pas assez, et nous faisons trop bon marché de notre époque… Il est doux de flâner et d’être longtemps en route quand on peut aller aussi vite que le vent… »

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« A Mantes la Jolie, nous voyons les tapissiers dresser pour la réception de l’Empereur une tente de velours cramoisi ; des guirlandes de fleurs…

On remonte dans le wagon et nous voici à Caen. Laissons le train continuer sa route. Il y a longtemps que les aquarelles de Bonnington, de Roberts, que toutes ces gravures des landscapes nous ont donné l’envie de voir Saint-Pierre de Caen. C’est un désir facile à réaliser. Nous sommes allés en Espagne, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Afrique, en Grèce, en Turquie, un peu partout, et nous n’avions pas encore trouvé un jour pour Saint-Pierre, qui vaut bien la peine cependant. Tous les Anglais l’ont visité, mais il faut être étranger pour voyager dans un pays.

En sortant de la gare nous avons admiré une cheminée d’usine à vapeur. Cette cheminée est charmante et nous allons la décrire car nous y trouvons les rudiments de cette architecture moderne qui cherche si laborieusement ses formes. Plus haute que l’obélisque de Louxor dont elle singe assez l’attitude sur l’horizon, cette cheminée bâtie de briques roses et blanches dont les symétries dessinent des spirales contrariées, est coiffée d’une sorte de chapiteau qui la fait ressembler à une colonne d’ordre inconnu que nous appellerons si vous voulez l’ordre industriel… L’ornement appliqué sur une partie vraie de l’édifice prend tout de suite du caractère. C’est ainsi que de besoins nouveaux surgira une architecture nouvelle…

Les rues étaient sablées. Des inscriptions et des cartouches, des échafaudages et des balcons à louer annonçaient que la ville se préparait à recevoir se son mieux Leurs Majestés. Un arc de triomphe de fort bon style se dressait à l’entrée de la principale rue. Caen est une vieille ville qui a fait peau neuve ; on y retrouve pourtant, pressées entre les constructions modernes, quelques anciennes masures à pignons…

Un ami nous avait retenu une chambre à l’hôtel d’Angleterre, où nous dînâmes fort bien, malgré la famine dont on nous avait menacé. Il n’existait plus, disait-on, un seul poulet à dix lieues à la ronde. La caravane parisienne avait tout dévoré. Il fallait faire garder, à la cuisine, les omelettes dans la poêle par quatre fusiliers, et autres facéties de ce genre. Des buffets avaient été emportés d’assaut à la gare, des convois de vivres pillés. Nous étions résigné d’avance à manger le caoutchouc de nos bretelles, le cuir de nos brodequins, la paille de notre chapeau… »

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Moniteur Universel du 5 septembre 1858 : « Si vous voulez voir Saint-Pierre de Caen, il faut vous placer de l’autre côté du ruisseau qui baigne son chevet. C’est là que s’assoient les aquarellistes, sur une pierre du quai. De cet endroit, la vue se compose admirablement bien. Vous avez à gauche un pont à voûte surbaissé où s’appuient des maisons ou plutôt des baraques chancelantes, irrégulières, à étages surplombants, à toits désordonnés, dont les lignes rompues font ressortir l’élégante architecture de l’église. Le cours du ruisseau, obstrué de pierres, de tessons, de plantes aquatiques, forme un premier plan arrangé à souhait ; à droite, s’affaissent quelques vieilles maisons lézardées…

En contemplant ce charmant motif de tableau, nous pensions au tort qu’on a de débarrasser les monuments gothiques des masures, des échoppes et des bouges de toutes sortes qui s’y accrochent comme les champignons au tronc des chênes. Désobstrué, l’édifice est toujours moins beau ; les lignes paraissent s’élancer moins hardiment au milieu d’une place nette. Ces constructions irrégulières, bizarres, difformes, en l’étouffant et en le serrant, le faisaient jaillir plus haut, ou vous forçaient, pour le voir, à prendre des angles d’incidence plus pittoresques… Ce que nous disons là n’est vrai que pour l’église gothique ; le temple grec veut être dégagé.

Si vous entrez à Saint-Pierre, ne manquez pas d’examiner en détail les clefs de voûte évidées qui retombent d’une façon si légère et si hardie dans les chapelles de l’abside…

Saint-Etienne, malgré sa silhouette anglo-normande un peu froide mais d’un dessin hardi et pur, mérite aussi qu’on l’aille voir ; nous la visitâmes avant de saisir au vol le convoi de dix heures du matin qui devait nous transporter à Bayeux... Théophile Gautier »

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Moniteur Universel, 3 septembre 1858 : « Des trains d’une longueur infinie se succédaient à intervalles réguliers, emportant des populations entières, ce qui n’empêchait pas des foules plaintives de rester sur les trottoirs de la gare. A chaque instant, le télégraphe faisait entendre sa sonnerie d’avertissement pour indiquer la marche des convois. Grâce à ce courrier électrique, que nulle vitesse ne dépasse, on pouvait laisser galoper les formidables chevaux de cuivre et d’acier, nourris de feu et d’eau bouillante…

Des cantinières en jupon court, en blouse bleue serrée par une ceinture, coiffées d’un chapeau de cuir verni, une trompette de signal en bandoulière, certifiaient que le passage était libre. Dans ce siècle où les femmes ne trouvent aucun emploi, hors des travaux d’aiguille, si peu rétribués, voilà une fonction qui n’exige ni force, ni long apprentissage. Il suffit de comprendre quelques signaux, d’exécuter une consigne avec attention et intelligence. Les femmes, plus sobres que les hommes, sont moins sujettes à s’endormir ; elles ont en général la vue plus longue et l’ouïe plus fine…

A dix heures et demie, nous trouvâmes enfin place dans un wagon, que nous abandonnâmes à Bayeux, dont la silhouette, vue du débarcadère, nous plaisait fort. Une magnifique cathédrale, avec ses deux flèches aigües et une tour comme à Burgos, s’y découpait au-dessus des toits, d’une façon superbe, pavoisée de drapeaux et de bannières…

Nous voilà donc, errant dans les rues de Bayeux et laissant le train filer vers Cherbourg. L’aspect de la ville, même dans ce moment d’animation insolite, avait quelque chose de tranquille, de reposé. L’ombre de la cathédrale s’étend sur les maisons ; les rues sont propres, silencieuses… Peu de boutiques, de longs murs de jardins, une promenade solitaire qui suffirait à une grande ville. Des prêtres vont et viennent comme à Rome et nous lisons sur une enseigne : Manuel, coupeur de soutanes.

Dans notre époque industrielle, c’est une chose rare que de voir une ville paisiblement groupée autour de sa cathédrale, sans cheminées d’usines… Nous avons dit souvent que le Temps n’existait plus. Le Temps existe ; nous l’avons retrouvé à Bayeux, très bien conservé pour son âge… » Théophile Gautier.

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Moniteur Universel, 9 septembre 1858 : « Ces immenses mouvements de population que le chemin de fer rend possibles, prennent au dépourvu la civilisation telle qu’elle est installée. Il faut à ces multitudes affamées que les convois déversent, des festins de Gargantua ; nulle table d’hôte n’est assez longue, nul buffet suffisant… Mille mains se tendent vers le même plat, on arrache les bouteilles aux sommeliers ahuris…

A Carentan, aux alentours de la station, étaient dressées des cuisines-tentes ; devant des foyers improvisés, tournaient des broches chargées de viandes, etla grasse fumée des victimes montait, comme dans l’Iliade, jusqu’aux narines des dieux. La nuit tombait ; nous distinguions vaguement, à travers l’ombre des arcs de triomphe, des mâts pavoisés, des guirlandes de feuillages, tout en errant au hasard, à la quête d’un gîte. Les auberges regorgeaient de monde, et les hôteliers superbes, nous renvoyaient d’un air dédaigneux. Déjà, dans l’écurie, les quadrupèdes avaient dû céder leur place et leur botte de paille aux bipèdes... La nuit était si noire que nous allions à tâtons, à la manière des aveugles, dans des rues inconnues, éclairées de loin en loin par les lanternes des diligences qui passaient lourdement, écrasées de voyageurs, avec un bruit de ferraille.

A la fin, nous vîmes flamboyer les vitres d’une auberge plus hospitalière, pleine de bruits, de chocs de verres et de tintement d’assiettes. Là, on ne parut pas trouver trop ridicule notre désir de souper et de nous coucher…

Le lendemain, le train arriva, mais si chargé, si encombré, que nous dûmes nous estimer heureux d’être placé, par faveur, dans un wagon de bagages… Le paysage s’étale de chaque côté de la voie comme une carte d’échantillons : ce sont des terrains zébrés de cultures, de bouquets d’arbres, de files de peupliers, de cours d’eau blanchissant sous les roues des moulins… un ensemble de choses gracieuses, fraîches et jolies. Mais à partir de Carentan, l’aspect du pays change : on entre dans le marais. On se croirait en Hollande… Enfin, nous voici à Cherbourg. La foule descend et se précipite vers les bagages ; nous, d’un pas plus tranquille, nous nous dirigeons vers le camp de la gare… Théophile Gautier.»

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La fin du voyage approche et notre Tarbais, invité par l’Empereur, va nous faire vivre les festivités liées à l’inauguration du nouveau chemin de fer.

Le Moniteur Universel, 9 septembre 1858 : «… Enfin, nous voici à Cherbourg. Le fort du Roule, perché sur une haute montagne, apparaît dans un ciel joyeux et débarrassé de nuages. La foule descend et se précipite. D’un pas plus tranquille, nous nous dirigeons vers le camp de la gare, mamelonné de tentes prêtées par l’intendance militaire… Le sol avait été nivelé et recouvert de sable… Un entrepôt de marchandises, arrangé avec goût contenait les salles à manger et les cuisines… Chaque tente renfermait trois lits…

Quand le réseau des chemins de fer sera terminé, les peuples qui ne se sont jamais vus se visiteront en masse d’un bout à l’autre du monde… Chaque ville devra posséder un camp des hôtes, tout prêt à loger la multitude voyageuse que ses murs ne sauraient contenir. Il y aura des greniers et des parcs de réserve pour nourrir ce surcroît de population… Tous, dans un avenir prochain, verront les spectacles réservés jadis à quelques-uns, et il faut, dès à présent, s’habituer aux gigantesques développements de la vie future.

Sept cent vingt personnes déjeunaient et dînaient dans l’immense baraque de la gare… Ces agapes démesurées seront communes dans l’avenir… Des machines découperont, des wagons chargés de bouteilles parcourront la table sur des rails d’argent : des pompes monteront le potage… On aura des cordons acoustiques pour les conversations particulières entre convives placés souvent à un kilomètre de distance… L’ancien monde, le monde où nous avons vécu, tombe en ruine. Aucune habitude de notre jeunesse ne subsiste…

Aucun spectacle ne donne à l’orgueil humain une satisfaction plus légitime que la vue d’un port comme celui de Cherbourg… Tout le bassin était rempli de navires, de barques pavoisées ; les cheminées des bateaux à vapeur dégorgeaient leur fumée blanche ou noire.

La Compagnie du chemin de fer avait frété gracieusement pour ses hôtes l’Éclair… On ne saurait s’imaginer avec quelle prestesse de daurade il se glissait parmi ce tumulte de navires… Le yacht qui avait amené Sa Majesté britannique était en rade. Un peu plus loin, étincelait et papillotait la flottille des yachts, la plupart anglais, venus assister à la fête… Ainsi que beaucoup d’autres, nous avons suivi à distance respectueuse la revue de la flotte par l’Empereur… » Théophile Gautier.

Théophile Gautier en Algérie

Théophile Gautier reporter!

Inauguration du chemin de fer Alger-Blida (Moniteur Universel du 24 août 1862).

Nous retrouvons notre tarbais Théophile Gautier qui, pendant quelques heures, va jouer une nouvelle fois le rôle de reporter. Il peut ainsi à moindre coût, revoir le bleu de la Méditerranée qui lui manque tant à Paris et fournir un article pour le Moniteur qui l’emploie :

« Lorsque nous montâmes, en 1845, sur le bateau à vapeur pour retourner à Marseille, après avoir trois mois parcouru l’Afrique française, nous jetâmes aux côtes qui se dessinaient à l’horizon ce regard mélancolique qui s’attache aux objets qu’on n’espère plus revoir et dont on voudrait fidèlement garder l’empreinte. Bien souvent, nous avons regretté cette vie étrange ; nous nous sommés rappelés ces belles nuits passées sous la tente, ces longues routes à cheval, ces excursions à la suite de notre vaillante armée…

Eh bien, nous avons revu Alger. Une gracieuse invitation envoyée par la Compagnie du chemin de fer de Blida nous a fait cette joie inespérée. Nous voilà encore sur cette place du Gouvernement où nous avons fait tant de tours de promenade ; seulement, la Djennina, qui en garnissait le fond, a disparu ; mais la mosquée dont le dôme s’arrondit, si gracieux, et la tour qui la surmonte, ont conservé intacte leur physionomie orientale. Un palmier nouvellement transplanté s’épanouit devant l’hôtel de la Régence.

Avant que la ville française s’éveille, car la marche du bateau a été si rapide, que nous sommes arrivés aux premières lueurs de l’aube, nous escaladons les rues escarpées de la vieille ville moresque. Là, rien n’est changé. A peine quelque maison européenne s’est-elle hasardée à mi-côte parmi ce dédale de ruelles blanchies à la chaux, si étroites parfois, que deux ânes chargés n’y peuvent passer de front. Les étages surplombent encore, étayés de poutrelles, et les maisons se touchent par le haut. Des portes basses, mystérieuses, s’entrebâillent à demi et les dormeurs couchés le long des murs s’ébrouent dans leurs burnous. Les Biskris, portant leurs vases de cuivre, vont chercher l’eau des fontaines ; les Négresses, enveloppées de leurs haïks quadrillés de blanc et de bleu, s’accroupissent sur quelque marche à côté de leurs pains en forme de galette ; le marchand croise ses talons au fond de l’alcôve qui lui sert de boutique, après avoir arrangé en pile ses pastèques et ses bottes de piment.

De rampe en rampe, nous gagnons la Casbah, non sans effleurer du coude quelque Moresque empaquetée dans son domino de mousseline, et faire rentrer derrière le grillage des petites lucarnes arabes plus d’une tête curieuse et furtive ; puis, rassuré à l’endroit de la couleur locale, nous redescendons vers la ville moderne. Alger n’est pas encore tout à fait une Marseille africaine… »

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« Le soleil du 15 août se leva au bruit des salves d’artillerie qui annonçaient les solennités du jour. L’Algérie, pour célébrer dignement avec la France la fête de l’Empereur, ajoutait au programme des réjouissances, l’inauguration de son premier chemin de fer. Cette nouvelle ligne de rails, qui réunit Alger à Blida, n’est point longue ; elle n’a que cinquante kilomètres ; mais c’est le commencement d’un réseau qui va bientôt s’étendre de tous les côtés du territoire…

A sept heures trente minutes, Son Excellence le gouverneur général arrivait prendre place dans un wagon d’honneur avec le sous-gouverneur et le directeur général des services civils ; et les invités de la compagnie ayant rempli les voitures qui leur avaient été réservées, la locomotive s’ébranlait au bruit du canon, des fanfares et des acclamations.

Nous courons sur le rivage de la mer, au pied de charmantes collines où les flammes de l’été ont laissé encore assez de verdure pour faire ressortir les blanches villas assises sur les pentes. Mais, près de la Maison-Carrée, une échancrure du Sahel nous donne entrée dans la plaine de la Mitidja où la voie pénètre par une courbe gracieuse. C’est d’abord de vastes espaces à demi dénudés ; des troupeaux nombreux y paissent l’herbe rare, et parmi des bouquets de verdure apparaissent les douars des indigènes et les habitations des colons…

Après les immenses jachères, voici des vignes, des champs de tabac : c’est la campagne de Boufarik, un ancien marais dont nos laboureurs ont fait une Normandie.

Voici les orangers de Blida ; le train s’arrête, accueilli par la mousqueterie d’une troupe de cavaliers arabes, postés dans une attitude pittoresque sur une crête ; une grande affluence d’Européens et d’indigènes mêlait au pétillement de la poudre les acclamations les plus chaleureuses.

M. de Chancel, sous-préfet d’arrondissement et M. de Montagny, maire de Blida, étaient venus recevoir le maréchal à la descente du wagon. Le maire, dans une courte allocution, ayant présenté à Son Excellence, les respectueuses félicitations et les remerciements du pays, le maréchal répond en ces termes :

« Monsieur le maire, j’agrée avec satisfaction l’expression des sentiments dont vous êtes ici l’interprète. C’est avec bonheur que je viens aujourd’hui dans votre cité inaugurer le premier chemin de fer dont soit dotée l’Algérie… La rapidité des transports, la facilité des communications sont, pour l’agriculture comme pour l’industrie, des sources de prospérité et de richesse… »

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Gautier Russie

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Théophile Gautier se rend en Russie en 1858, non pour y chercher un passeport ou payer moins d'impôts, mais pour écrire sur l’art russe. Il se dirige d’abord en train vers Berlin et envoie ses articles au Moniteur Universel :

« Tout à coup, sur la gauche de la route, se massèrent les arbres d’un grand parc ; des tritons et des nymphes apparurent, pataugeant dans un bassin ; un dôme s’arrondit sur un cercle de colonnes, au-dessus de vastes bâtiments : c’était Postdam.

La rapidité du train nous permit cependant de voir un couple matinalement sentimental, qui suivait une allée déserte du jardin. L’amant avait la facilité de comparer sa maîtresse à l’aurore.

Bientôt, nous étions à Berlin, et un fiacre local nous descendit à l’hôtel de Russie. Un des plus vifs plaisirs du voyageur, c’est cette première course à travers une ville inconnue, qui détruit ou réalise l’imagination qu’on s’en était faite. Les différences de forme, les particularités, l’architecture, saisissent l’œil vierge encore de toute habitude et dont jamais la perception n’est plus nette.

Notre idée sur Berlin était tirée en grande partie des contes fantastiques d’Hoffman. Malgré nous, un Berlin étrange et bizarre s’était bâti au fond de notre cervelle, et nous avions devant nous, une ville régulière, d’aspect grandiose, aux rues larges, aux édifices pompeux, marquée au sceau de la modernité la plus récente.

Rien n’est moins fantastique que Berlin, et il a fallu toute la délirante poésie du conteur, pour loger des fantômes dans une ville si claire, si droite, si correcte où les chauves-souris ne trouveraient pas un angle obscur pour s’accrocher un ongle… »

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Une chose nous a surpris, c'est d'y voir Mélantchon !!

« L’hôtel de Russie est très bien situé, et nous allons prendre le point de vue qu’on découvre de son perron. Le premier plan est un quai, bordant la Sprée. Quelques bateaux aux mâts élancés dorment sur son eau brune…

Sur l’autre quai, se déploie une ligne de maisons dont quelques-unes, anciennes, ont gardé leur cachet ; le palais du roi occupe l’angle. Un pont traverse la rivière et rappelle le pont Saint-Ange à Rome, par les groupes de marbre blanc qui le décorent…

Plus loin, à travers les arbres d’une promenade, apparaît le vieux musée, grand édifice de style grec… Une église calquée sur le panthéon, remplit l’espace sur la droite…

Quand on passe le pont, on découvre la façade noire du château (démoli en 1950). Les sculptures de la porte principale sont dans ce vieux goût rococo allemand exagéré, touffu, luxuriant, bizarre… Cette espèce de sauvagerie dans la manière a du charme et amuse les yeux rassasiés de chefs-d’œuvre…

Nous avons visité les appartements du château qui sont beaux et riches, mais n’offrent rien d’intéressant pour l’artiste que leurs plafonds fouillés, tarabiscotés, pleins d’amours, de chicorées et de rocailles du goût le plus curieux…

La chapelle est claire, bien distribuée, confortable. Mais pour qui a visité les églises catholiques d’Espagne, de France, d’Italie, elle ne saurait produire une grande impression. Une chose nous a surpris, c’est d’y voir Mélantchon et Théodore de Bèze * peints sur fond d’or… »

* Humanistes protestants du XVIe siècle.

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« Traversons la place du château et faisons un tour au musée… Nous n’allons pas faire ici l’inventaire du musée de Berlin, qui est riche en tableaux et en statues ; cela dépasserait les bornes d’un article. On y rencontre, plus ou moins bien représentés, tous les grands maîtres. Mais, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est la collection très complète de peintres primitifs de tous pays, depuis les Byzantins jusqu’aux artistes qui ont précédé la Renaissance ; la vieille école allemande, si inconnue en France et si curieuse à tant d’égards, peut être étudiée là mieux que partout ailleurs…


Et les habitants, allez-vous dire ? Vous ne nous avez encore parlé que de maisons, de tableaux et de statues. Berlin n’est pas une ville déserte. Non, sans doute, mais nous ne sommes resté qu’un jour à Berlin, et nous n’avons pu y faire, surtout ne sachant pas l’allemand, des études ethnographiques bien profondes. Il n’existe plus aujourd’hui de différence visible d’un peuple à l’autre. Tous ont adopté l’uniforme domino de la civilisation ; nulle couleur particulière, nulle coupe spéciale du vêtement ne vous avertit que vous êtes ailleurs.


Les Berlinois et les Berlinoises rencontrés dans la rue ou à la promenade échappent à la description, et les flâneurs des Tilleuls ressemblent aux flâneurs du boulevard des Italiens. Cette promenade, bordée d’hôtels magnifiques, est plantée, comme son nom l’indique, de tilleuls, arbres dont la feuille a la forme d’un cœur, particularité qui lui vaut la faveur des amants et la spécialité des rendez-vous… »

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« … Quittant le quartier neuf, nous nous enfonçâmes peu à peu dans le dédale des vieilles rues, et nous eûmes bientôt devant nous un Hambourg pittoresque et caractéristique, une vraie ville ancienne avec son cachet Moyen-âge…

Les maisons à pignons denticulés ou roulés en volute, faisaient saillir des étages en surplomb, composés de rangées de fenêtres à panneaux de verre, séparés par des montants sculptés… Les bois, la brique, le colombage, la pierre, l’ardoise, mélangés de façon à satisfaire les coloristes, recouvraient le peu d’espace que les croisées laissaient libres sur les façades. Tout cela était coiffé de toits en tuiles rouges ou violettes d’une pente rapide…

C’était samedi. Hambourg faisait sa toilette. Des servantes haut perchées nettoyaient les vitres et les châssis de fenêtres qui s’ouvraient en dehors. Une légère vapeur dorée de soleil embrumait chaudement la perspective. Les servantes, agenouillées sur les marches des perrons, procédaient au grand nettoyage du samedi.

Malgré l’air assez vif, elles étalaient des bras robustes, nus jusqu’à l’épaule, hâlés ou de ce vermillon qui étonne souvent chez Rubens et s’explique par les morsures de la bise jointe à l’action de l’eau sur ces chairs blondes.

De jeunes filles de la petite bourgeoisie, coiffées en cheveux, décolletées et les bras découverts, sortaient pour aller aux provisions ; nous tremblions dans notre paletot de les voir si légèrement vêtues…

Puisque nous en sommes aux singularités de Hambourg, n’oublions pas de noter qu’on voit, sur certaines boutiques, l’inscription suivante : Magasin de Galanteries, grand assortiment de Délicatesses. Eh quoi ! nous disions-nous tout intrigué, la galanterie est à Hambourg une marchandise, la délicatesse se vend au comptoir ! Est-ce au poids ou au mètre, en boîte ou en bouteille ? Un examen plus approfondi nous fit voir que les boutiques de Galanteries étaient tout bonnement des magasins de nouveautés et les boutiques de Délicatesses, des magasins de comestibles… »

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Moniteur Universel, 8 décembre 1858 : «La mer, moins profonde, avait changé de couleur au voisinage de la terre. A la longue-vue, on discernait en face de soi deux taches roses ponctuées de noir, une paillette d’or, une paillette verte, quelques fils ténus comme des fils d’araignée, quelques spirales de fumée blanche montant dans l’air immobile et d’une pureté parfaite : c’était Cronstadt…

La paillette jaune se changeait en un dôme d’or d’un éclat et d’une transparence magiques. La paillette verte était une coupole peinte de cette couleur qu’on eût prise pour du cuivre oxydé. Un dôme d’or, une coupole verte : la Russie, à première vue, se montrait à nous sous des teintes caractéristiques…

De nombreux navires aux couleurs de toutes nations encombraient le port et formaient, avec leurs mâts et leurs cordages, comme une forêt de pins à demi ébranchés… Un peu en arrière, on apercevait les maisons de la ville badigeonnées de teintes diverses que dépassaient seuls les dômes des églises accompagnés de leurs petites coupoles. Ces villes, si fortes, donnent le moins de prise à l’œil et au canon ; le sublime du genre serait qu’on ne les vît pas du tout : on y arrivera.

D’un bâtiment à fronton grec, douane ou police, se détachèrent des barques faisant force de rames vers notre bateau à vapeur, qui avait jeté l’ancre en rade. Cela nous rappelait les visites de la santé dans les mers du Levant, où des gaillards beaucoup plus pestiférés que nous, venaient prendre nos papiers à l’aide de longues pincettes… »

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Nous avions pris le chemin des écoliers!

« Tout le monde était sur le pont et, dans un canot, nous aperçûmes le premier mougik. C’était un homme de vingt-huit ou trente ans, aux longs cheveux séparés par une raie médiane, à la barbe blonde légèrement frisée, aux membres bien découplés, et qui maniait aisément son double aviron. Il portait une chemise rose serrée à la ceinture et dont les pans, rejetés hors du pantalon, formaient une sorte de tunique assez gracieuse. Le pantalon, d’étoffe bleue, ample, abondant en plis, entrait dans la botte…

Apportés par leurs canots, les employés de la police et de la douane, vêtus de longues redingotes, coiffés de la casquette russe, la plupart décorés de médailles, montèrent sur le pont et remplirent leur office avec beaucoup de politesse.

On nous fit descendre dans le salon de la cabine pour nous rendre nos passeports. Il y avait là des Anglais, des Allemands, des Français, des Grecs, des Italiens et d’autres nations encore ; à notre grande surprise, l’officier de police, un tout jeune homme, changeait de langue à chaque interlocuteur, sans se tromper.

Quand notre tour vint, il nous rendit notre passeport en nous disant : « Il y a longtemps que vous êtes attendu à Saint-Pétersbourg. » En effet, nous avions pris le chemin des écoliers, et mis un mois à une route qu’on pourrait faire en une semaine…

Le bateau se remit en marche et, debout sur la proue, nous considérions d’un œil avide le spectacle extraordinaire qui se déployait à nos regards. Nous étions entré dans le bras de mer où la Néva s’épanche… »

Saint-Pétersbourg enfin!!

En suivant le Tarbais Théophile Gautier dans son voyage vers la Russie, où il part en septembre 1858, nous visitons une partie de l’Europe du nord car celui-ci prit le chemin des écoliers. Voici notre écrivain à Saint-Pétersbourg. Moniteur Universel du 28 décembre 1858 :

« … Ce qui nous frappa surtout, c’était l’immense mouvement de voitures qui avait lieu dans cette large voie… La Perspective de Nevsky est à la fois la rue marchande et la belle rue de Saint-Pétersbourg ; les boutiques s’y louent aussi cher que sur le boulevard des Italiens à Paris : c’est un mélange de magasins, de palais, d’églises tout à fait original ; sur les enseignes brillent en traits d’or les beaux caractères de l’alphabet russe…

L’hôtel de Russie, où nous descendîmes, était situé au coin de la place Michel. Le bas est occupé par de vastes salons où l’on dîne et que décorent des plantes de serre. Dans la première salle, sur une espèce de bar-room, du caviar, des harengs, des sandwichs de pain blanc et de pain bis, du fromage de plusieurs sortes…

Il ne faisait pas froid, et le thermomètre marquait, à l’air libre, sept ou huit degrés de chaleur… Les doubles fenêtres étaient posées partout, et l’on s’apprêtait à recevoir l’hiver de bonne façon…

Après le dîner, nous sortîmes au hasard à travers une ville inconnue et longtemps rêvée. C’est une des plus vives jouissances du voyageur. L’œil entrevoit, l’imagination achève… Nous voilà donc suivant le trottoir à petits pas et descendant la Perspective.

Tantôt nous regardions les passants, tantôt les boutiques, vivement éclairées. A chaque pas, nous rencontrions derrière d’élégantes vitrines, des étalages de fruits artistiquement groupés : des ananas, des raisins de Portugal, des citrons, des grenades. Le goût des fruits est aussi général en Russie que le goût des bonbons en Allemagne ; ils coûtent fort cher. Sur le trottoir, des moujiks offraient aux passants des pommes acides, qui pourtant trouvaient des acheteurs… »

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Les femmes de Saint-Pétersbourg ne vont qu'en voiture!!

Moniteur Universel, lundi 3 janvier 1859 : « C’est de la place de l’Amirauté que part la perspective de Nevsky pour se prolonger dans un lointain immense jusqu’au couvent de Saint-Alexandre-Nevsky. La voie est large comme toutes celles de Saint-Pétersbourg… Fashionable et marchande, elle fait alterner les palais et les magasins ; nulle part, si ce n’est à Berne, l’enseigne ne déploie un tel luxe. Les lettres d’or tracent leurs pleins et leurs déliés sur des champs d’azur, sur des panneaux noirs ou rouges. Ils s’appliquent aux glaces des devantures, se répètent à chaque porte, s’étendent le long des corniches…

Mais peut-être ne savez-vous pas le russe, et la forme de ces caractères ne signifie-t-elle rien pour vous ? Voici à côté la traduction française ou allemande. Vous n’avez pas encore compris ? L’enseigne complaisante vous pardonne. Elle suppose même le cas où vous seriez complètement illettré, et présente au naturel les objets qui se débitent dans le magasin…

De nombreux canaux sillonnent la ville bâtie sur douze îlots, comme Venise… Mais, direz-vous, il n’y a personne dans votre tableau. Essayons de croquer des personnages, n’ayant pas comme les dessinateurs, la ressource d’emprunter un crayon…

C’est de une heure à trois heures que l’affluence est la plus grande ; outre les passants qui vont à leurs affaires, il y a les promeneurs dont le seul but est de voir, d’être vu et de faire un peu d’exercice. Vous distinguez d’abord les officiers de la garde ; ils avancent la poitrine presque toujours étoilée de décorations ; ensuite viennent les tchinovniks ou fonctionnaires, en longues redingotes plissées dans le dos ; les jeunes gens, qui ne sont ni militaires ni employés, ont des paletots garnis de fourrure d’un prix dont s’étonnent les étrangers ; c’est là un luxe inconnu chez nous. On est considéré d’après sa pelisse…

Si les Vénitiennes ne vont qu’en gondole, les femmes de Saint-Pétersbourg ne vont qu’en voiture ; à peine descendent-elles pour faire quelques pas sur la Perspective. Elles ont des chapeaux et des modes de Paris. Le bleu semble leur couleur favorite ; il va bien à leur teint blanc et à leurs cheveux blonds… »

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Le goût des fruits est général en Russie!

             Moniteur Universel du 28 décembre 1858 :

« … Ce qui nous frappa surtout, c’était l’immense mouvement de voitures qui avait lieu dans cette large voie… La Perspective de Nevsky est à la fois la rue marchande et la belle rue de Saint-Pétersbourg ; les boutiques s’y louent aussi cher que sur le boulevard des Italiens à Paris : c’est un mélange de magasins, de palais, d’églises tout à fait original ; sur les enseignes brillent en traits d’or les beaux caractères de l’alphabet russe…

L’hôtel de Russie, où nous descendîmes, était situé au coin de la place Michel. Le bas est occupé par de vastes salons où l’on dîne et que décorent des plantes de serre. Dans la première salle, sur une espèce de bar-room, du caviar, des harengs, des sandwichs de pain blanc et de pain bis, du fromage de plusieurs sortes…

Il ne faisait pas froid, et le thermomètre marquait, à l’air libre, sept ou huit degrés de chaleur… Les doubles fenêtres étaient posées partout, et l’on s’apprêtait à recevoir l’hiver de bonne façon…

Après le dîner, nous sortîmes au hasard à travers une ville inconnue et longtemps rêvée. C’est une des plus vives jouissances du voyageur. L’œil entrevoit, l’imagination achève… Nous voilà donc suivant le trottoir à petits pas et descendant la Perspective.

Tantôt nous regardions les passants, tantôt les boutiques, vivement éclairées. A chaque pas, nous rencontrions derrière d’élégantes vitrines, des étalages de fruits artistiquement groupés : des ananas, des raisins de Portugal, des citrons, des grenades. Le goût des fruits est aussi général en Russie que le goût des bonbons en Allemagne ; ils coûtent fort cher. Sur le trottoir, des moujiks offraient aux passants des pommes acides, qui pourtant trouvaient des acheteurs… »

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Il faut bien que tout le monde vive!

« Depuis quelques jours, la température s’était sensiblement refroidie ; toutes les nuits, il gelait blanc. L’hiver, quoique tardif pour le climat, s’était mis en marche des régions du pôle, et au frisson de la nature, on le sentait approcher…

Un matin, en levant le store de notre fenêtre, nous aperçûmes à travers les doubles carreaux humides de la buée nocturne, un toit d’une blancheur étincelante se détachant sur un ciel d’un bleu léger…

Sur le sol s’étalait, comme une doublure d’ouate, une épaisse couche de neige vierge, où n’étaient encore empreints que les pieds étoilés des pigeons, aussi nombreux à Saint-Pétersbourg qu’à Constantinople et à Venise. L’essaim, tachant de gris-bleu ce fond de blancheur immaculée, sautillait, battait des ailes, et semblait attendre avec plus d’impatience que de coutume devant la boutique du marchand de comestibles, la distribution de graines qu’il leur fait chaque matin.

En effet, quoique la neige ait l’air d’une nappe, les oiseaux n’y trouvent pas leur couvert mis, et les ramiers avaient faim. Aussi quelle joie lorsque le marchand ouvrit la porte !

La bande ailée fondit familièrement sur lui et il disparut un moment dans un nuage emplumé. Quelques poignées de graines lancées au loin lui rendirent un peu de liberté…

Vous pensez bien que quelques moineaux non invités profitaient de l’aubaine et ne laissaient pas tomber à terre les miettes du festin ; il faut bien que tout le monde vive ! »

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Les Messageries Maritimes donnèrent le nom de Théophile Gautier à l'un des bateaux de croisières circulant sur la Méditerranée. Comme de nombreux Romantiques, après un hiver dans la grisaille des villes, Gautier avait la maladie du bleu et voyageait dès qu'il le pouvait vers le soleil et le ciel bleu.

       longueur: 133,50 m
       largeur: 17 mètres

       jauge brute: 8194 tx
       port en lourd: 4570 tonnes

      déplacement: 10300 tonnes
      passagers: 105 premières, 96 secondes, 77 troisièmes, 310 rationnaires
      propulsion: deux moteurs diesel Sultzer deux temps 6 cylindres, premier        navire à moteur diesel des Messageries Maritimes
      puissance: 9000 CV
      vitesse: 14,6 noeuds

      deux hélices
      deux cheminées.

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