Découvrez en bas de page la nouvelle de Gautier: "Une nuit de Cléopâtre".
Napoléon sera-t-il délivré par des Anglais? Voyez plus bas.
La critique des spectacles prend beaucoup de temps à Gautier (72 articles par an pour La Presse) et il doit encore écrire des nouvelles, des contes, des poésies, des romans pour les publier dans des revues spécialisées avant de les présenter dans un ouvrage de librairie.
Gautier présente « La Cafetière » son premier conte fantastique dans la revue Le Cabinet de Lecture, le 4 mai 1831. Quelques mois plus tard, Le Mercure du XIXe siècle donne à ses lecteurs un éloge du Tarbais sur le buste de Victor Hugo, maître du groupe romantique. Il prend quelques distances avec le mouvement et écrit « Les Jeunes-France » en 1833, une critique indirecte de certaines attitudes romantiques, puis un roman qui fait scandale « Mlle de Maupin ».
« L’année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades d’atelier, à passer quelques jours dans une propriété au fond de la Normandie. Le temps, qui,à notre départ, promettait d’être superbe, s’avisa de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit d’un torrent. Nous n’arrivâmes au lieu de notre destination qu’une heure après le coucher du soleil. Nous étions harassés ; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts, aussitôt que nous eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre chambre.
La mienne était vaste ; je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre, car il me sembla que j’entrais dans un monde nouveau. En effet, l’on aurait pu se croire au temps de la Régence à voir les meubles surchargés d’ornements de rocaille du plus mauvais goût… Rien n’était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d’argent, jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière d’écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais. Je ne remarquais ces choses qu’après que le domestique, déposant un bougeoir sur la table de nuit, m’eut souhaité un bon somme, et, je l’avoue, je commençai à trembler comme une feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille.
Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit s’agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir. Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l’appartement, de sorte qu’on pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la muraille. C’était les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main.
Tout à coup le feu prit un étrange degré d’activité ; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j’avais pris pour de vaines peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient d’une façon singulière ; leurs lèvres s’ouvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je n’entendais que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise d’automne.
Une terreur insurmontable s’empara de moi, mes cheveux se hérissèrent sur mon front, mes dents s’entrechoquèrent à se briser, une sueur froide inonda tout mon corps. La pendule sonna onze heures… Oh ! Non, je n’ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et l’on me prendrait pour un fou..."
En 1832, le magazine La France littéraire offre à ses lecteurs Onuphrius qui se termine par une statistique : « Hommes fous par amour : 2 – femmes : 60, hommes fous par politique : 48 – femmes : 3… »
Le Nid de Rossignol voit le jour dans le magazine L’Amulette, étrennes à nos jeunes amis en 1833. Le Journal des gens du monde-artiste-fashionable présente Omphale ou la tapisserie amoureuse : « Mon oncle habitait une petite maison donnant sur la triste rue des Tournelles… Quelques pauvres fleurs étiolées penchaient languissamment la tête comme des jeunes filles poitrinaires, attendant qu’un rayon de soleil vînt sécher leurs feuilles…L’intérieur n’en était pas moins rococo que l’extérieur…La tapisserie représentait Hercule filant aux pieds d’Omphale, dans le style le plus Pompadour qu’il soit possible d’imaginer…En me déshabillant, il me sembla que les yeux d’Omphale avaient remué… » Cette nouvelle fantastique sera reprise dans plusieurs journaux dont la Vie Littéraire.
La Chronique de Paris fait renaître La Morte amoureuse en 1836 et Le Figaro donne Le petit chien de la Marquise, la même année. La Chaîne d’Or ou l’amant partagé se trouve à nouveau dans La Chronique de Paris en 1837. La Presse fait imprimer en feuilleton Une Nuit de Cléopâtre du 29 novembre au 6 décembre 1838, puis La Toison d’Or l’année suivante. La revue de Girardin Le Musée des Familles propose à ses lecteurs, dès 1840, le Chevalier double, et Le Pied de Momie la même année. Cette revue, intéressante par ses illustrations, nous montre même, au milieu d’un bric-à-bracégyptien, un portrait de Théophile. Là encore, un personnage venu des temps lointains (la princesse Hermonthis), reprend vie pour récupérer son pied et entraîner le héros à l’époque passée des pharaons. Théophile Gautier, l’Edgard Poe tarbais, mérite qu’on se penche à nouveau sur ses contes fantastiques, pleins d’humour, d’un riche vocabulaire, et du mystère que l’on attend de ces récits fantastiques.On retrouvera ces publications à l’exposition du lycée Gautier et à celle de la médiathèque Aragon les 16, 17 et 18 septembre 2011.
Un des premiers voyages de Gautier, en Belgique, dès 1836, donna probablement l'idée à notre Tarbais d'écrire ce roman La Toison d'Or sur les beautés du Nord.
La Toison d’Or.
En juillet 1836, Théophile Gautier et Gérard de Nerval effectuent un voyage en Belgique. Trois ans après, le quotidien La Presse publie La Toison d’Or, un roman de Théo dont l’intrigue va se continuer en Europe du Nord.
« Tiburce était réellement un jeune homme fort singulier ; sa bizarrerie n’était pas affectée ; il ne la quittait pas comme son chapeau et ses gants, en rentrant chez lui : il était original entre quatre murs, sans spectateurs, pour lui tout seul.
N’allez pas croire, je vous prie, que Tiburce fût ridicule, et qu’il eût une de ces manies agressives, insupportables à tout le monde ; il ne mangeait pas d’araignées, ne jouait d’aucun instrument et ne lisait de vers à personne ; c’était un garçon posé, tranquille, parlant peu, écoutant moins, et dont l’œil à demi ouvert semblait regarder en dedans.
Il vivait accroupi sur le coin d’un divan, étayé de chaque côté par une pile de coussins, s’inquiétant aussi peu des affaires du temps que de ce qui se passe dans la lune. Ses idées sur toutes choses étaient fort simples : il aimait mieux ne rien faire que de travailler ; il préférait le bon vin à la piquette, et une belle femme à une laide…
Tiburce, comme presque tous les jeunes gens d’aujourd’hui, sans être précisément un poète ou un peintre, avait lu beaucoup de romans et vu beaucoup de tableaux ; en sa qualité de paresseux, il aimait avec l’amour du poète, il regardait avec les yeux du peintre, et connaissait plus de portraits que de visages…
Les madones de Raphaël, les courtisanes du Titien lui rendaient laides les beautés les plus notoires. La Laure de Pétrarque, la Béatrix de Dante… lui faisaient paraître vulgaires les femmes en chapeau, en robe et en mantelet dont il aurait pu devenir l’amant… Il lui eût été impossible d’aimer la plus belle âme du monde, à moins qu’elle n’eût les épaules de la Vénus de Milo. Aussi Tiburce n’était-il amoureux de personne… »
*Notre bonne ville de Tarbes qui vient d’acheter les haras et ses nombreux bâtiments, souhaitera peut-être réserver l’un d’eux à Bertrand Barère et Théophile Gautier (qui défendit le sort des chevaux) dont on pourra ainsi étudier l’œuvre avec plus de sérieux. Le problème de la place ne se posera plus. C’est aussi à nos dirigeants de placer la culture au cœur des projets importants et de défendre ainsi notre civilisation fort malmenée. N’hésitez pas à écrire aux services concernés si vous voulez qu’un espace soit consacré à nos grands Tarbais qui méritent de figurer dans ces haras remodelés.
Retrouvons Tiburce, ce jeune homme qui apprécie la beauté des modèles de Raphaël ou du Titien plus que celle des femmes qu’il rencontre.
« Cette préoccupation de la beauté se trahissait par la quantité de statuettes, de plâtres moulés, de dessins et de gravures qui encombraient et tapissaient sa chambre… Tiburce allait rarement dans le monde ; il accueillait très bien ses amis mais ne leur rendait jamais visite…
Les gens superficiels l’accusaient d’insensibilité et les femmes entretenues ne lui trouvaient pas d’âme… Un jour, arrivé au bout de ses moyens de distraction, il se mit à courir les rues ; en marchant, il réfléchit qu’il avait le cœur vide et sentit le besoin de faire une passion.
Il se posa les questions suivantes : aimerai-je une Espagnole au teint d’ambre et aux cheveux de jais ? une Italienne aux lignes antiques et au regard de flamme ? une Française fluette au pied de poupée ? une négresse noire comme la nuit ? Aurai-je une passion blonde ou une passion brune ?
Comme il allait tête baissée, songeant à tout cela, il secogna contre quelque chose de dur qui fit un saut en arrière en proférant un horrible jurement. Ce quelque chose était un peintre de ses amis : ils entrèrent tous deux au musée.
Le peintre, grand enthousiaste de Rubens, s’arrêtait de préférence devant les toiles du Michel-Ange néerlandais qu’il louait avecune furie d’admiration tout à fait communicative. Tiburce, rassasié de la ligne grecque, du contour romain, du ton fauve des maîtres d’Italie, prenait plaisir à ces formes rebondies, à ces chairs satinées, à ces carnations épanouies comme des bouquets de fleurs… Son œil caressait avec une sensualité complaisante ces belles épaules nacrées et ces croupes de sirènes inondées de chevaux d’or…
- Voilà qui est convenu, se dit-il en sortant de la galerie, j’aimerai une Flamande.
Il était urgent pour lui d’aller en Belgique. Ce Jason d’une nouvelle espèce, en quête d’une toison d’or, prit le soir même la diligence de Bruxelles avec la précipitation d’un banqueroutier las du commerce des hommes. »
Tiburce, qui s’ennuie, a décidé de tomber amoureux d’une beauté à la Rubens et il se rend en Belgique en espérant y rencontrer le bonheur.
« Au bout de quelques heures, Tiburce vit paraître, non sans joie, sur les enseignes des cabarets, le lion belge. Le lendemain soir, il se promenait à Bruxelles sur la Magdalena strasse, gravissait la montagne aux herbes potagères, admirait les vitraux de Sainte-Gudule et le beffroi de l’hôtel de ville, et regardait, non sans inquiétude, toutes les femmes qui passaient.
Il rencontra un nombre incalculable de femmes noires, de mulâtresses, de métisses, de femmes jaunes, de femmes cuivrées, de femmes vertes, mais pas une seule blonde ; s’il avait fait un peu plus chaud, il aurait pu se croire à Séville.
Pourtant, en rentrant dans son hôtel, rue d’Or, il aperçut une jeune fille qui n’était que châtain foncé, mais elle était laide ; le lendemain, il vit aussi, près de la résidence de Laeken, une Anglaise avec des cheveux rouge-carotte et des brodequins verts ; mais elle avait la maigreur d’une grenouille enfermée depuis six mois dans un bocal pour servir de baromètre…
Voyant que Bruxelles n’était peuplée que d’Andalouses au sein bruni, ce qui s’explique du reste aisément par la domination espagnole qui pesa longtemps sur les Pays-Bas, Tiburce résolut d’aller à Anvers, pensant avec quelque apparence de raison que les types familiers à Rubens, et si constamment reproduits sur ses toiles, devaient se trouver fréquemment dans sa ville natale… »
« Il se rendit à la station du chemin de fer qui va de Bruxelles à Anvers. Le cheval vapeur avait déjà mangé son avoine de charbon, il renâclait d’impatience et soufflait par ses naseaux enflammés, avec un râle strident, d’épaisses bouffées de fumée blanche. Tiburce s’assit dans sa stalle en compagnie de cinq Wallons immobiles à leurs places comme chanoines au chapitre, et le convoi partit… Un bruit de tampon et de chaînes se fit entendre : on était arrivé.
Tiburce se mit à courir à droite et à gauche sans dessein arrêté, comme un lapin qu’on sortirait tout à coup de sa cage ; il prit la première rue qui se présenta, puis une seconde, puis une troisième et s’enfonça bravement au cœur de la vieille ville, cherchant le blond avec une ardeur digne des anciens chevaliers d’aventures.
Il vit une grande quantité de maisons peintes en gris de souris, en jaune serin, en vert céladon, en lilas clair, avec des toits en escalier, des pignons à volute, des fenêtres renaissance à mailles de plomb, des poutres sculptées…
Un autre soin l’occupait : ses yeux cherchaient, à travers les vitres enfumées, quelque blanche apparition féminine… Il n’aperçut que de vieilles femmes faisant de la dentelle, lisant des livres de prière ou guettant dans les encoignures, le passage de quelque rare promeneur. Les rues étaient désertes et silencieuses…
Rasant le sol comme des hirondelles furtives, quelques femmes, enveloppées discrètement dans les plis sombres de leur faille, filaient à petit bruit. Tiburce hâtait le pas pour découvrir leurs figures enfouies sous les ombres du capuchon, et trouvait des têtes maigres et pâles à lèvres serrées, de vraies physionomies de dévotes romaines ; son œillade ardente se brisait contre des regards de poisson cuit… »
Les vacances sont déjà loin. Certains ont peut-être voyagé et rencontré l’amour. C’est ce que le héros du Tarbais Théophile Gautier tente de réaliser dans le roman « La Toison d’Or ».
Le jeune Tiburce rêve de rencontrer une belle femme blonde car il adore les peintures de Rubens. Pour cela, il se rend dans le nord de l’Europe mais hélas, il ne croise, à Bruxelles, que des femmes cuivrées ou métissées. Il pousse jusqu’à Anvers et part à la découverte de la ville. Là, il n’aperçoit que quelques tristes visages au regard de poisson cuit.
« De carrefour en carrefour, de rue en rue, Tiburce finit par aboutir sur le quai de l’Escaut par la porte du port. Ce spectacle magnifique lui arracha un cri de surprise : une quantité innombrable de mâts simulaient sur le fleuve une forêt dépouillée de feuilles…
Tiburce, espérant trouver le vrai type flamand et populaire, entra dans les tavernes et les estaminets ; il y but du faro, du lambick, de la bière blanche de Louvain, du whisky… Il fuma aussi des cigarettes de plusieurs espèces, mangea du saumon, de la choucroute, des pommes de terre jaunes…
Pendant qu’il dînait, des Allemandes à figures busquées, basanées comme des Bohêmes, avec des jupons courts, vinrent piauler piteusement devant sa table un leader lamentable en s’accompagnant du violon et d’autres instruments disgracieux…
Le soir, il alla voir dans les musicos, les matelots danser avec leurs maîtresses ; toutes avaient d’admirables cheveux noirs comme l’aile du corbeau.
Une fort jolie créole vint même s’asseoir près de lui, trempa familièrement ses lèvres dans son verre, et essaya de lier conversation avec lui en fort bon espagnol, car elle était de la Havane ; elle avait des yeux d’un noir si velouté, un teint d’une pâleur si chaude et si dorée, un si petit pied, une taille si mince que Tiburce, exaspéré, l’envoya à tous les diables.
Parfaitement insensible aux perfections brunes des danseuses, Tiburce se retira à son hôtel. Il se déshabilla fort mécontent, et il ne tarda pas à s’endormir du sommeil du juste. »
« Tiburce fit les rêves les plus blonds du monde. Les nymphes de la galerie de Médicis, dans le déshabillé le plus galant, vinrent lui faire une visite nocturne ; elles le regardaient tendrement avec leurs larges prunelles azurées, et lui souriaient de l’air le plus amical du monde, de leurs lèvres épanouies comme des fleurs rouges…
Tout à coup, un bruit sec se fit entendre. Tiburce roula par terre. Il ouvrit les yeux, et ne vit plus qu’une horrible figure de bronze qui fixait sur lui de grands yeux d’émail.
-Mein herr, voilà le déjeuner de vous, dit une femme noire hottentote, servante de l’hôtel.
-Ah, ça ! J’aurais dû aller en Afrique pour trouver des blondes, grommela Tiburce en attaquant son repas…
Suffisamment repu, il sortit de l’hôtel dans l’intention consciencieuse et louable de continuer la recherche de son idéal. Il ne fut pas plus heureux que la veille. On eût dit que la digne ville cachait par moquerie toutes celles de ses filles qui eussent pu rappeler les figures de Jordaens ou de Rubens.
Outré de cette dérision muette, Tiburce visita les musées et les galeries. Les cascades de cheveux recommencèrent à ruisseler par petites ondes claires avec un frissonnement d’or et de lumière… Mais ces beautés sur toile ne lui suffisaient pas…
Au moment où il se disait que des cheveux de couleur châtain étaient finalement beaux, un charmant regard bleu enveloppé d’une mantille scintilla devant lui et disparut comme un feu folletpar l’angle de la place Meier… »
En août 1839, dans le journal La Presse, le Tarbais Théophile Gautier nous entraîne en Europe du Nord. Le héros de son feuilleton, admirateur de Rubens, voudrait tomber amoureux d’une belle femme blonde. C’est à Anvers que la chance lui sourit enfin.
« La maison où était entrée la svelte figure avait un air de bonhomie flamande ; elle était juste peinte couleur rose sèche avec de petites raies blanches pour figurer les joints de la pierre ; le pignon denticulé en marches d’escalier…
Comme il ne vit pas ressortir, au bout de deux heures d’attente, la belle Madeleine au regard bleu, il en conclut judicieusement qu’elle devait demeurer là ; il ne s’agissait plus que de savoir son nom, de lier connaissance avec elle et de s’en faire aimer : peu de choses en vérité… Le brave Tiburce était hardi en pensée mais timide en action. Aussi nageait-il dans une mer d’incertitudes… Il prit le nom de la rue et s’en retourna à son auberge assez satisfait…
Il n’y a donc aucun inconvénient à ce que nous le laissions seul pour quelques instants. Nous retournerons sans lui à la petite maison de la rue Kipdorp. Nous vous ferons voir ce qu’il y a derrière les broderies de la fenêtre… Entrez après avoir soigneusement essuyé vos pieds, car la propreté flamande règne ici despotiquement…
Regardez un instant ce doux et tranquille intérieur ; tout est calme, sobre, étouffé… Figurez-vous Gretchen assise dans le grand fauteuil de tapisserie, brouillant et débrouillant avec ses doigts de fée les imperceptibles réseaux d’une dentelle commencée ; sa jolie tête penchée vers son ouvrage ; une délicate fleur de jeunesse veloute la santé un peu hollandaise de ses joues dont le clair-obscur ne peut atténuer la fraîcheur…
Quelle différence entre cet intérieur si net, si propre et la chambre d’une jeune fille française toujours encombrée de chiffons, de papier de musique, d’aquarelles commencées, où chaque objet est hors de sa place… »
JP Boudet http://theophile.gautier.monsite-orange.fr
* Nous recherchons un local à Tarbes pour installer un petit musée Théophile Gautier et quelques amateurs du grand écrivain pour créer une association.
« Quel est l’état du cœur de Gretchen ? Il est des plus satisfaisants ; elle n’a jamais aimé que des tourterelles café au lait, des poissons rouges et d’autres menus animaux dont le jaloux le plus féroce ne pourrait s’inquiéter…
Si le temps est beau, elle va se promener du côté du fort de Lillo, en compagnie d’une jeune fille de son âge, aussi ouvrière en dentelle… Malgré sa virginale ignorance, Gretchen avait distingué Tiburce comme un cavalier bien tourné et de figure régulière ; elle l’avait vu plusieurs fois à la cathédrale en contemplation devant la Descente de Croix, et attribuait son attitude extatique à un excès de dévotion… Tout en faisant circuler ses bobines, elle pensait à l’inconnu de la place Meier…
Mais voici bien longtemps que nous avons quitté Tiburce. Il a écrit sur une fort belle feuille de papier quelque chose qui doit être une déclaration d’amour… Après l’avoir achevée, il a pris son manteau et s’est dirigé de nouveau vers la rue Kipdorp.
La lampe de Gretchen rayonnait doucement derrière le vitrage… Tiburce, plus ému qu’un voleur qui va tourner la clef d’un trésor, s’approcha à pas de loup, passa la main entre les barreaux et enfonça dans la terre molle du vase d’œillets, le coin de sa lettre pliée en trois, espérant que Gretchen ne pourrait manquer de l’apercevoir lorsqu’elle ouvrirait la fenêtre, le matin, pour arroser les pots de fleurs. Cela fait, il se retira d’un pas léger…
Ce roman du Tarbais Théophile Gautier, paru dans La Presse en 1839, nous emmène dans le pays de Rubens, à Anvers, où son héros, Tiburce, tente de trouver l’amour en la personne d’une blonde beauté du Nord.
« La lueur bleue et fraîche du matin faisait pâlir le jaune maladif des lanternes tirant à leur fin ; l’Escaut fumait comme un cheval en sueur, et le jour commençait à filtrer par les déchirures du brouillard, lorsque la fenêtre de Gretchen s’entrouvrit. Elle avait encore les yeux noyés de langueur… La jeune fille voulait voir comment ses œillets avaient passé la nuit…
Gretchen, armée d’une grande carafe, se préparait à les arroser, et il nes’en fallut pas de beaucoup que la chaleureuse déclaration de Tiburce ne fût noyée sous un déluge d’eau froide ; heureusement, la blancheur du papier frappa Gretchen qui déplanta la lettre et fut bien surprise lorsqu’elle en eut vu le contenu. Il n’y avait que deux phrases, l’une en français, l’autre en allemand : Je t’aime et Ich liebe dich…
Tiburce n’avait pas signé ; d’ailleurs, qu’eût appris son nom ? Il était étranger dans la ville, il ne connaissait pas celui de Gretchen et, à vrai dire, s’en inquiétait peu. La chose était plus romanesque, plus mystérieuse ainsi… Etait-ce un pur esprit, un ange amoureux, un beau capitaine, un fils de banquier, un jeune lord, un boyard russe avec un nom en off ?
Gretchen n’hésita pas un instant à croire le jeune homme de la place Meier auteur du billet : les femmes ne se trompent point en pareille matière… Elle ne ressentit point l’indignation vertueuse que doit éprouver une femme qui reçoit un billet écrit en deux langues et contenant une aussi formelle incongruité. Elle sentit plutôt un mouvement de plaisir, et un léger nuage rose passa sur sa figure… C’était le premier regard qui eût plongé dans sa modeste obscurité… Gretchen n’avait pas encore éprouvé de sa vie une si poignante émotion ; elle était à la fois effrayée et ravie. Elle garda donc sa lettre dans le pli de son corset, à côté d’une petite croix d’or bien étonnée de se retrouver en voisinage d’un billet d’amour… »
« En jeune homme bien appris, Tiburce laissa le temps à sa déclaration d’opérer. Il fit le mort et ne reparut pas dans la rue Kipdorp. Gretchen commençait à s’inquiéter lorsqu’un beau matin, elle aperçut dans le treillage de la fenêtre un magnifique bouquet de fleurs exotiques. Tiburce avait passé par là…
Ce bouquet fit beaucoup de plaisir à la jeune ouvrière qui s’était accoutumée à l’idée de Tiburce ; elle prit la gerbe de fleurs, remplit d’eau un de ses jolis pots de Saxe, délia les tiges et les mit à tremper pour les conserver plus longtemps…
Dans la journée, Tiburce vint faire le pied de grue devant la maison, sous prétexte de tirer le crayon de quelque architecture bizarre. Gretchen fit la morte à son tour, pas un pli ne remua, pas une fenêtre ne s’ouvrit ; la maison semblait endormie. Retranchée dans un angle, elle put, au moyen du miroir de son espion, considérer Tiburce tout à son aise…
Dans tout ceci, qu’est devenue la Madeleine de la Descente de Croix ? Elle règne toujours sans rivale au cœur de notre jeune enthousiaste ; elle a sur les plus belles femmes vivantes l’avantage d’être impossible : avec elle, point de déception, point de satiété ! Elle ne désenchante pas par des phrases vulgaires ou ridicules ; elle est là immobile, sûre d’être éternellement belle.
La petite ouvrière de la rue Kipdorp est vraiment une charmante créature ; mais comme ses bras sont loin d’avoir le contour onduleux et souple, cette puissante énergie enveloppée de grâce !... Tel était le langage que tenait Tiburce… Il n’aimait pas Gretchen, mais elle lui rappelait son rêve… »
Notre héros romantique tourmenté va-t-il rester enfermé dans ses chimères ou croquer la vie à pleines dents ? C’est ce que vous découvrirez en lisant la fin de cette belle histoire d’amour difficile en commandant le livre chez votre libraire préféré.
Bientôt, un article sur Théophile Gautier et la photographie. Eh ! oui, il vivait il y a longtemps, mais pas tant que cela !
Diamant de cœur
Tout amoureux, de sa maîtresse,
Sur son cœur ou dans son tiroir,
Possède un gage qu'il caresse
Aux jours de regret ou d'espoir.
L'un d'une chevelure noire,
Par un sourire encouragé,
A pris une boucle que moire
Un reflet bleu d'aile de geai.
L'autre a, sur un col blond qui ploie,
Coupé, par derrière, un flocon
Retors et fin comme la soie
Que l'on dévide du cocon.
Un troisième, au fond d'une boîte,
Reliquaire du souvenir,
Cache un gant blanc, de forme étroite,
Où nulle main ne peut tenir.
Cet autre, pour s'en faire un charme,
Dans un sachet, d'un chiffre orné,
Coud des violettes de Parme,
Frais cadeau qu'on reprend fané.
Celui-ci baise la pantoufle
Que Cendrillon perdit un soir;
Et celui-là conserve un souffle
Sans la barbe d'un masque noir.
Moi, je n'ai ni boucle lustrée,
Ni gant, ni bouquet, ni soulier,
Mais je garde, empreinte adorée,
Une larme sur un papier.
Pure rosée, unique goutte,
D'un ciel d'azur tombée un jour,
Joyau sans prix, perle dissoute
Dans la coupe de mon amour.
Et pour moi, cette obscure tache
Reluit comme un écrin d'ophyr,
Et du vélin bleu se détache,
Diamant éclos d'un saphir.
Cette larme, qui fait ma joie,
Roula, trésor inespéré,
Sur un de mes vers qu'elle noie,
D'un œil qui n'a jamais pleuré!
Théophile Gautier, La Revue de Paris, janvier 1852.
THEO et l'Egypte antique
Le Roman de la Momie
Plusieurs voyages de Gautier ont été suivis de nouvelles ou de romans comme Arria Marcella ou Militona. Ce n’est qu’en 1869 que Théo, invité par l’Empereur pour l’inauguration du canal de Suez, découvrira l’Egypte. En attendant, il se documente et propose au journal Le Moniteur Universel, dès le 11 mars 1857 Le Roman de la Momie :
« … Lord Evandale et le docteur Rumphius cheminaient vers les rochers à pic qui enserrent la funèbre vallée des Rois, lorsque, sortant comme un troglodyte de la gueule noire d’un sépulcre vide, un nouveau personnage, vêtu d’une façon assez théâtrale, fit brusquement son entrée en scène, se posa devant les voyageurs et les salua.
C’était un Grec, entrepreneur de fouilles, marchand et fabricant d’antiquités, vendant du neuf au besoin à défaut du vieux. Rien en lui, d’ailleurs, ne sentait le vulgaire exploiteur d’étrangers. Il portait le tarbouch de feutre rouge, inondé par derrière d’une longue houppe de soie. Son teint olivâtre, ses sourcils noirs, son nez crochu, ses yeux d’oiseau de proie, ses grosses moustaches le faisaient ressembler à un brigand, mais un sourire servile de spéculateur venait tempérer cette physionomie…
Ce Grec observait depuis longtemps le bateau à l’ancre devant Louqsor et il avait subodoré, avec son instinct mercantile, quelque riche voyageur dont on pouvait exploiter la curiosité scientifique…
- Je devine que vous êtes savants, et non de simples voyageurs, et que de vulgaires curiosités ne sauraient vous séduire… Je vous révélerai une tombe, qui jusqu’ici, a échappé aux investigations des chercheurs. J’espère tirer un bon prix de ma découverte. Le Pharaon se fait rare, au train dont on y va ; il n’y en a pas pour tout le monde. L’article est demandé et on n’en fabrique plus depuis longtemps… Pour un tombeau de l’antiquité la plus haute, milord, et que nulle main humaine n’a troublé depuis plus de trois mille ans, mille guinées, est-ce trop ?
- Rusé coquin ! dit Romphius.
- Va pour mille guinées, répondit le jeune lord… »
Une exposition et une conférence sur notre ami Théophile Gautier seront présentées au salon du livre de Rocamadour, les 6 et 7 septembre.
Le Roman de la Momie
Parue dans Le Moniteur Universel, dès le 11 mars 1857, cette œuvre de Théophile Gautier, né à Tarbes, nous transporte dans le pays mystérieux des pyramides. Venus en Égypte pour y chercher de nouveaux tombeaux, voire un trésor, un jeune Anglais et un savant allemand sont abordés par un marchand grec qui leur propose, moyennant finance, de visiter un site inconnu de tous et renfermant sans doute de fabuleuses richesses.
« … On arriva bientôt à l’étroit défilé qui donne entrée dans la vallée de Biban-el-Molouk. Sur les parois à pic, l’œil discernait vaguement d’informes restes de sculptures rongées par le temps. Au-delà du passage, la vallée s’élargissait un peu, présentant le spectacle de la plus morne désolation… Les rayons du soleil chauffaient à blanc… La vallée se prolongeait, tantôt faisant des coudes, tantôt s’étranglant en défilés… Un silence absolu régnait sur cette dévastation…
Dans les flancs des rochers s’ouvraient çà et là des bouches noires entourées de blocs de pierre en désordre, des trous carrés flanqués de piliers historiés d’hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient des cartouches mystérieux où se distinguaient dans un grand disque jaune le scarabée sacré, le soleil à tête de bélier et les déesses Isis et Nephtys agenouillées ou debout.
C’étaient les tombeaux des anciens rois de Thèbes ; mais Argyropoulos ne s’y arrêta pas, et conduisit les voyageurs par une espèce de rampe qui ne semblait d’abord qu’une écorchure au flanc de la montagne, et qu’interrompaient plusieurs fois des masses éboulées, à une sorte de plateau, où les rochers, en apparence groupés au hasard, avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de symétrie.
Argyropoulos désigna de sa badine une énorme pierre et dit d’un air de satisfaction triomphale :
- C’est là !... »
Le Roman de la Momie
L’Antiquité et le Moyen-âge servirent souvent de décors aux récits des écrivains romantiques. Après Pompéi, Théophile Gautier nous plonge dans les mystères de l’Egypte ancienne.
Un jeune Anglais et un savant allemand, arrivés sur la terre de Cléopâtre, sont abordés par un marchand grec qui leur propose, moyennant finance, l’exploration d’un tombeau encore inconnu. Aidés par des ouvriers égyptiens, les trois associés pénètrent dans l’antique sépulture et découvrent, après des heures d’efforts, des traces de pas dans la poussière.
Le Moniteur Universel, 13 mars 1857 : « Poussés par la curiosité, ils pénétrèrent enfin dans la salle. Le docteur Romphius s’écria :
- Milord, le sarcophage est intact !
Argyropoulos, voyant l’enthousiasme du docteur eut un remords : celui de n’avoir demandé que vingt-cinq mille francs. Les fellahs avaient allumé toutes leurs torches. Le spectacle était étrange et magnifique ! Illuminée ainsi, la salle dorée flamboya et les couleurs de ses peintures éclatèrent dans tout leur jour…
Au milieu, se dressait, massif et grandiose, le sarcophage creusé dans un énorme bloc de basalte noir que fermait un couvercle de même matière. Ses quatre faces étaient couvertes de personnages et d’hiéroglyphes… Deux statues de femmes coloriées se dressaient à droite et à gauche de la tombe…
- Faut-il ouvrir le sarcophage ? demanda Argyropoulos.
- Certainement, répondit lord Evandale.
Des coins de bois furent enfoncés avec précaution et, au bout de quelques minutes, l’énorme pierre se déplaça. Le sarcophage ouvert laissa voir le premier cercueil. C’était un coffre orné de peintures et de dorures. On fit sauter le couvercle, et Romphius poussa un cri de surprise :
- Une femme ! Une femme s’écria-t-il. Nous touchons à quelque point obscur, à quelque mystère de l’histoire. Une femme est montée sur le trône des Pharaons et a gouverné l’Égypte. Elle s’appelait Tahoser… »
Le Roman de la Momie7
Surtout célèbre pour son roman Le Capitaine Fracasse, l’écrivain tarbais Théophile Gautier nous transporte à travers plusieurs pays dans ses récits de voyages et dans différentes époques grâce à ses ouvrages littéraires. L’œuvre de cet écrivain du Sud, mérite d’être redécouverte.
Retrouvons notre aventurier anglais, accompagné d’un savant allemand et guidé par un marchand grec qui leur ouvre les portes d’une tombe antique inconnue, contenant le sarcophage d’une ancienne reine d’Égypte.
Le Moniteur Universel, 13 mars 1857 : « Nous allons emporter cette caisse pleine de secrets sur notre cange (bateau léger), où vous dépouillerez à votre aise ce document historique, et devinerez sans doute l’énigme que proposent ces éperviers, ces scarabées, ces figures à genoux, ces lignes en dents de scie que vous lisez aussi couramment que le grand Champollion, dit lord Evandale ».
Les fellahs, dirigés par Argyropoulos, enlevèrent l’énorme coffre sur leurs épaules qui fut embarqué sur le sandal (embarcation traditionnelle à deux voiles) qui avait amené les voyageurs et arriva bientôt à la cange amarrée sur le Nil. Il fut placé dans une cabine.
Le cercueil ouvert posait sur des tasseaux, brillant d’un éclat vif, et encadrait la momie. On devinait un corps jeune et gracieux… Rumphius la souleva. Elle ne pesait pas plus qu’un enfant et il commença à la démailloter… A mesure que son travail avançait, elle apparaissait plus svelte et plus pure… Jamais statue grecque ou romaine n’offrit un galbe plus élégant… La peau avait la nuance blonde d’un bronze florentin. La tête semblait endormie…
Le docteur Romphius procédait à l’inventaire des bijoux, quand tout à coup, un rouleau de papyrus, caché entre le flanc et le bras de la momie, frappa les yeux du savant. Il se mit à dérouler la bande fragile avec précaution et sembla surpris car il ne reconnaissait pas les signes ordinaires du rituel…
Le docteur et lord Evandale retournèrent en Europe ; la momie fut replacée dans ses trois cercueils. Après deux ans d’études acharnées, Romphius déchiffra le papyrus mystérieux, et c’est sa traduction que vous allez lire sous ce nom : Le Roman de la Momie… »
A suivre...
Nostalgies d’obélisques
L’obélisque de Paris
Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillée ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;
Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu,
Prend les pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.
Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Louksor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne suis-je debout encor,
Ramsès, un jour mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.
La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la chambre des députés…
Je vois de janvier à décembre,
La procession des bourgeois,
Les Solons qui vont à la chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois…
Théophile Gautier, Émaux et Camées – 1858.
Une Nuit de Cléopâtre.
Une nuit de Cléopâtre 1
Parue d’abord dans le quotidien La Presse, sous forme de feuilleton, en novembre et décembre 1838, cette nouvelle va nous permettre de voyager dans le temps. Gautier, fasciné par les merveilles de l’Égypte ancienne, n’était jamais allé visiter le pays des pyramides. C’est dans la bibliothèque de ses amis, les frères Goncourt, qu’il trouva sa documentation. Mais c’est son imagination qui va nous mener au plus près de Cléopâtre. Ce n’est que d’octobre à décembre 1869 que le Tarbais se rendra en Égypte, invité par Napoléon III pour l’inauguration du canal de Suez.
« Il y a, au moment où nous écrivons cette ligne, dix- neuf cents ans environ, qu’une cange* magnifiquement dorée et peinte, descendait le Nil avec toute la rapidité que pouvaient lui donner cinquante rames longues et plates rampant sur l’eau égratignée comme les pattes d’un scarabée gigantesque.
Cette cange était étroite, de forme allongée, relevée par les deux bouts en forme de corne de lune naissante, svelte de proportions et merveilleusement taillée pour la marche ; une tête de bélier surmontée d’une boule d’or, armait la pointe de la proue, et montrait que l’embarcation appartenait à une personne de race royale.
Au milieu de la barque, s’élevait une cabine à toit plat, une espèce de naos ou tente d’honneur, coloriée et dorée, avec une moulure à palmettes et quatre petites fenêtres carrées. Deux chambres également couvertes d’hiéroglyphes occupaient les extrémités du croissant ; l’une d’elles, plus vaste que l’autre avait un étage juxtaposé de moindre hauteur ; la plus petite servait de logement au pilote…
Il paraissait le seul habitant de la cange, car les rameurs penchés sur leurs avirons et cachés par le plat-bord, ne se laissaient deviner que par le mouvement symétrique des rames… Aucun souffle d’air ne faisait trembler l’atmosphère, et la grande voile triangulaire, assujettie et ficelée avec une corde de soie autour du mat rabattu, montrait que l’on avait renoncé à tout espoir de voir le vent se lever.
Le soleil du midi décochait ses flèches de plomb ; une lumière crue, éclatante et poussiéreuse à force d’intensité, ruisselait en torrents de flamme ; l’azur du ciel blanchissait de chaleur comme un métal à la fournaise ; une brume ardente et rousse fumait à l’horizon incendié… Théophile Gautier. »
*Petit bateau à voile triangulaire.JP Boudet https://theophile.gautier.monsite-orange.fr
Une Nuit de Cléopâtre 2
Après avoir écrit dans divers journaux sous forme de feuilleton La Chaîne d’Or et L’Eldorado, en 1837, le Tarbais Théophile Gautier va replonger les lecteurs de La Presse dans les mystères de l’Égypte ancienne, dès novembre 1838. Nous voici près du Nil sur lequel un riche vaisseau s’avance majestueusement.
« L’eau du Nil, terne et mate semblait s’endormir dans son cours et s’étaler en nappes d’étain fondu. Les rives étaient désertes, le silence si profond qu’on eût dit que le monde fût devenu muet. Le seul bruit qu’on entendit, c’était le chuchotement et les rires étouffés des crocodiles qui se vautraient dans les joncs du fleuve, ou bien quelque ibis qui, fatigué de se tenir debout sur une patte, quittait sa pose et allait se percher sur un obélisque ou un palmier.
Revenons à la cange* aux cinquante rameurs et, sans nous faire annoncer, entrons dans le naos** d’honneur. L’intérieur était peint en blanc, avec des arabesques vertes, des filets de vermillon et des fleurs d’or de formes fantastiques ; une natte de joncs d’une finesse extrême recouvrait le plancher ; au fond s’élevait un petit lit à pieds de griffon avec un dossier garni comme un canapé, un escabeau à quatre marches pour y monter et, recherche assez singulière, une espèce d’hémicycle en bois de cèdre monté sur un pied, destiné à soutenir la tête de la personne couchée.
Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien charmante, dont un regard fit perdre la moitié du monde, une tête adorée et divine, la femme la plus complète qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine, un type admirable auquel les poètes n’ont pu rien ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout de leurs rêves : il n’est pas besoin de nommer Cléopâtre.
Auprès d’elle, Charmion, son esclave favorite, balançait un large éventail de plumes d’ibis ; une jeune fille arrosait d’une pluie d’eau de senteur les petites jalousies** de roseaux qui garnissaient les fenêtres du naos***, pour que l’air n’y arrivât qu’imprégné de fraîcheur et de parfum.
Près du lit de repos, dans un vase d’albâtre rubané, au goulot grêle, rappelant vaguement un profil de héron, trempait un bouquet de fleurs de lotus.
Cléopâtre, ce jour-là, n’était pas habillée à la grecque ; elle retournait à son palais d’été avec le costume égyptien qu’elle portait à la fête. La reine avait pour coiffure une espèce de casque d’or très léger formé par le corps et les ailes de l’épervier sacré. Des cheveux noirs comme ceux d’une nuit sans étoile s’échappaient de ce casque… Un brouillard d’étoffe ondulait en blanche vapeur autour d’un beau corps dont elle estompait mollement les contours. Une ceinture, dont les bouts noués retombaient par devant, marquait la taille de cette tunique flottante et libre… Théophile Gautier. »
*petit bateau à voile triangulaire **des volets orientables ***petite construction.
Une nuit de Cléopâtre 3
« La reine Cléopâtre n’avait cependant pas l’air de satisfaction d’une femme sûre d’être parfaitement belle et parfaitement parée ; elle se retournait et s’agitait.
-On étouffe dans cette chambre, dit Cléopâtre ; quand même Ptah, dieu du feu, aurait établi ses forges ici, il ne ferait pas plus chaud ; l’air est comme une fournaise ! Je m’ennuie horriblement, reprit la reine, en laissant pendre ses bras comme découragée et vaincue ; cette Egypte m’anéantit et m’écrase ! Tiens, Charmion, je donnerais une perle pour une goutte de pluie ! De la prunelle enflammée de ce ciel de bronze, il n’est pas encore tombé une seule larme sur la désolation de cette terre, et puis ce pays est vraiment effrayant ; tout y est énigmatique, incompréhensible ! L’imagination n’y produit que des chimères monstrueuses ; cette architecture et cet art me font peur ; ces colosses que leurs jambes engagées dans la pierre condamnent à rester éternellement assis, les mains sur les genoux, me fatiguent ; ils obsèdent mes yeux et mon horizon. A droite, à gauche, ce ne sont que des monstres affreux à voir, des chiens à tête d’homme, des hommes à tête de chien, des Typhons, des éperviers aux yeux jaunes, au bec crochu, aux griffes tranchantes…
Encore, si pour tempérer cette tristesse, j’avais quelque passion au cœur, un intérêt pour la vie, si j’étais aimée, mais je ne le suis point ! Ah ! continue Cléopâtre, je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose, une aventure étrange, inattendue…
Remontons sur le pont de la cange et jouissons de l’admirable spectacle du soleil couchant. A la faveur de la clarté crépusculaire, vous apercevez là-bas, comme un grain de poussière, un petit point brun qui tremble dans un réseau de filets lumineux. Est-ce une sarcelle qui plonge, une tortue qui se laisse aller à la dérive, un crocodile respirant l’air du soir ?
Ce n’est rien de tout cela ! C’est un homme qui paraît marcher sur l’eau. On peut voir la nacelle qui le soutient, une vraie coquille de noix. Un homme se tient debout, un pied sur chaque bord de cette frêle machine qu’il dirige avec un seul aviron. Cléopâtre désirait un incident étrange ; cette petite nacelle aux allures mystérieuses, nous a tout l’air de porter sinon une aventure, du moins un aventurier… Théophile Gautier. »
Une nuit de Cléopâtre 4
« … C’était en tout cas, un beau jeune homme de vingt ans, avec des cheveux si noirs qu’ils paraissaient bleus, une peau blonde comme l'or, et de proportions si parfaites qu’on eut dit un bronze de Lysippe* ; bien qu’il ramât depuis longtemps, il ne trahissait aucune fatigue. Le soleil plongeait sous l’horizon, et sur son disque échancré se dessinait la silhouette brune d’une ville lointaine ; il s’éteignit bientôt tout à fait, et les étoiles, belles de nuit du ciel, ouvrirent leur calice d’or.
La cange royale, suivie de près par la petite nacelle, s’arrêta près d’un escalier de marbre noir, dont chaque marche supportait un de ces sphinx haïs de Cléopâtre. C’était le débarcadère du palais d’été. Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa rapidement, comme une vision éclatante, entre une double haie d’esclaves portant des fanaux.
Le jeune homme prit, au fond de la barque, une grande peau de lion, la jeta sur ses épaules, sauta légèrement à terre, tira la nacelle sur la berge et se dirigea vers le palais.
Qu’est-ce que ce jeune homme qui, debout sur un morceau d’écorce, se permet de suivre la cange royale, et qui peut lutter de vitesse contre cinquante rameurs ?... Théophile Gautier »
*Lysippe : sculpteur de la Grèce ancienne.
Le Tarbais Théophile Gautier proposa, en 1838, dans le quotidien La Presse, une nouvelle orientaliste : « Une Nuit de Cléopâtre ». Un peu plus tard, les lecteurs frémirent en découvrant « Le Pied de Momie » et ils furent émus à la lecture du « Roman de la Momie », en 1858.
Ici, la belle Cléopâtre s’ennuie et rêve qu’une aventure la sorte de sa vie morose. Sur le Nil, un jeune homme suit le bateau de la reine et il entre dans son palais, peu après l’arrivée de la magnifique Égyptienne.
« Quel intérêt pousse ce jeune homme et le fait agir ? Meïamoun, fils de Mandouschopsch, était un jeune homme d’un caractère étrange ; rien de ce qui touche le commun des mortels ne faisait impression sur lui ; il semblait d’une race plus haute. Son regard avait la fixité d’un regard d’épervier… Sous une molle apparence, il cachait des nerfs d’acier et une force herculéenne. Il était très recherché par toute sorte de femmes, jaunes, rouges, cuivrées, bistrées, dorées, et même par plus d’une blanche Grecque.
N’allez pas croire que Meïamoun fût un homme à bonnes fortunes. Ses plaisirs, pour un jeune homme de si farouche approche, insensible et froid, étaient de singulière nature : il partait tranquillement le matin avec son sabre à lame courbe, son arc triangulaire et son carquois de peau de serpent, puis s’enfonçait dans le désert jusqu’à ce qu’il trouvât une trace de lionne, cela le divertissait beaucoup… En toute chose, il aimait le périlleux ou l’impossible. Depuis quelques temps, son humeur était devenue encore plus sauvage…
Et cependant, personne n’eût pu être plus heureux que Meïamoun ; il était aimé de Nephté, la fille du prêtre Afomouthis, une très belle personne. Il fallait être Neïamoun pour ne pas voir ses yeux charmants, relevés par les coins avec une indéfinissable expression de volupté, une bouche où scintillait un rouge sourire, des dents blanches et limpides. Assurément, il n’y avait dans toute l’Égypte des cheveux plus longs… Théophile Gautier. »
« Les charmes de Nephté n’eussent été effacés que par ceux de Cléopâtre. Mais qui pourrait songer à aimer Cléopâtre ? C’était Cléopâtre pourtant qu’aimait Méïamoun ! Il avait d’abord essayé de dompter cette passion folle ; il avait lutté corps à corps avec elle ; mais on n’étouffe pas l’amour comme on étouffe un lion. La flèche était restée dans la plaie et il la traînait partout avec lui. L’image de Cléopâtre radieuse et splendide sous son diadème à pointe d’or, seule, debout dans sa pourpre impériale, rayonnait dans sa veille et dans son rêve.
Les aigles peuvent contempler le soleil sans être éblouis mais quelle prunelle de diamant pourrait se fixer impunément sur une belle femme, sur une belle reine ? Sa vie était d’errer autour des demeures royales pour respirer le même air que Cléopâtre, pour baiser sur le sable, l’empreinte de son pied ; il suivait les fêtes sacrées, tâchant de saisir un rayon de ses yeux, de dérober au passage un des mille aspects de sa beauté… Théophile Gautier. »
« Il était allé à la fête d’Hermontis et, dans le vague espoir de revoir la reine, il avait suivi le cange dans sa nacelle, sans s’inquiéter des âcres morsures du soleil, par une chaleur à faire fondre en sueur de lave les sphinx haletants sur leurs piédestaux rougis. Et puis, il comprenait qu’il touchait à un moment suprême, que sa vie allait se décider, et qu’il ne pouvait mourir avec son secret dans la poitrine.
C’est une étrange situation que d’aimer une reine ; c’est comme si l’on aimait une étoile, encore l’étoile vient-elle chaque nuit briller à sa place dans le ciel ; vous la retrouvez, vous la voyez, elle ne s’offense pas de vos regards ! O misère ! être pauvre, inconnu, obscur, assis tout au bas de l’échelle, et se sentir le cœur plein d’amour pour quelque chose de solennel, d’étincelant et de splendide, pour une femme dont la dernière servante ne voudrait pas de vous !...
Meïamoun prit un parti désespéré… Cléopâtre, de son côté, demandait aux dieux un plaisir nouveau. Languissamment couchée sur son lit, elle songeait qu’une reine a réellement de la peine à occuper sa journée…
Tout à coup, un sifflement se fit entendre, une flèche vint se planter dans le revêtement de cèdre de la muraille. Cléopâtre faillit s’évanouir de frayeur… » Théophile Gautier.
Quelqu’un veut-il assassiner la belle Cléopâtre ? Un coup d’état se prépare-t-il ? C’est ce que Théo nous dira prochainement.
La Belle Jenny 1
Découvrons la suite méconnue de l’œuvre de Théophile Gautier. Merci de noter que nous recherchons un local à Tarbes pour installer un petit musée consacré à notre illustre Tarbais, les nombreux bâtiments publics ou monuments restaurés par les collectivités, n’ayant pas l’ombre d’une place ni d'argent à consacrer au grand homme… Hum !
Paru en 1848 dans La Presse sous le titre des Deux Étoiles, nous retrouvons ce roman dans L’Univers Illustré, à partir du 24 juin 1865. Il s’intitulera alors La Belle Jenny.
« Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Georgie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait, on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion rouge.
Il avait l’air profondément tranquille d’un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper ; car le Lion rouge était, en ce temps-là, la seule hôtellerie de Folkestone…
Un individu de mine assez farouche, se planta devant lui et lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes obèses, par ironie ou par vengeance…
Révolté par cette familiarité de mauvais goût, qui lui était particulièrement désagréable, Georgie fit un saut en arrière ; et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d’annoncer la richesse, il calcula que ce drôle consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de demi-bière et un verre de wiskey…
- Eh bien, animal, butor, bête brute, homme sans éducation ! s’écria Georgie, est-ce ainsi que l’on entre en conversation avec des gens comme il faut ?...
- La, la, calmez-vous, gros homme ! Est-ce que je pouvais rester devant vous fiché en terre comme un pieu jusqu’au jugement dernier ? Désobstruez votre seuil, si vous voulez que je passe…
Maître Georgie, qui connaissait le cœur humain et l’aspect piteux que donne à la physionomie la conscience d’une bourse vide, jugea, à l’aplomb de l’inconnu, à la liberté de ses manières que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance, et, faisant le sacrifice temporaire de sa dignité, il s’effaça de son mieux…"
La Belle Jenny 2
Paru dans l’Univers Illustré, dès le 24 juin 1865, le roman d’aventure romantique de Gautier débute en Angleterre devant l’auberge de maître Georgie, où un personnage peu ordinaire se présente :
« …Georgie se dirigea vers le comptoir, suivi de son hôte qui paraissait médiocrement ébloui de la magnificence de la salle à manger, et lui posa la question sacramentale :
- Que faut-il servir à Votre Honneur ?
- Une calèche et quatre chevaux, répondit l’homme.
A cette réplique incongrue, le maître du Lion rouge prit une attitude solennelle et souverainement méprisante ; il se cambra, renversa la tête, et dit :
- Monsieur, je n’aime pas plus les mauvaises plaisanteries que les mauvais plaisants ; vous m’avez déjà frappé le ventre d’une façon que je ne veux qualifier… Je vous demande avec politesse ce qu’il faut servir, et vous me répondez par des fariboles.
- Ta, ta, maître Georgie, comme vous dégoisez ! Ne vous échauffez pas. Tout à l’heure vous n’étiez que cramoisi, vous êtes passé au violet ; calmez-vous. J’ai parlé sérieusement. J’ai, en effet, besoin d’une calèche, pourvu qu’elle soit solide et roule bien. Il n’y a là rien d’étonnant.
Son interlocuteur plongea la main dans une de ses poches et en tira une bourse assez rondelette qu’il fit sauter en l’air et qui, en retombant, rendit un son métallique où l’oreille exercée de Georgie reconnut un accord parfait de guinées, de souverains et de demi-souverains.
- Contre combien de ces ronds jaunes échangeriez-vous un de vos carrosses ? dit l’inconnu, que nous appellerons Jack ou John car, étant Anglais, il devait porter l’un ou l’autre de ces noms…
-Quand Votre Honneur aura-t-elle besoin de la berline ?
-Sur le champ. Dites au postillon de s’habiller et faites atteler le plus promptement possible…
- Où allons-nous, maître ? demanda le postillon.
- Sortons d’abord du village et longez la côte jusqu’à ce que je vous dise d’arrêter…
On suivit pendant quelques milles le rivage. Non loin d’une falaise blanchâtre, assez escarpée et qui dominait l’océan, Jack cria :
-Arrêtez !
Il descendit de la voiture et se dirigea vers la falaise qu’il gravit avec la légèreté d’un chat. Lorsque Jack atteignit la plate-forme, un individu couché sur le ventre et qui tenait une longue-vue dirigée vers la pleine mer, releva la tête et dit :
- Ah ! C’est vous Jack ! La voiture est-elle prête ?
-Oui, et attelée de quatre bons chevaux.
-C’est bien, le vaisseau est en vue… "
La Belle Jenny 5
Dans l’Univers Illustré du 12 juillet 1865, dont la Une est consacrée à une chasse à l’ours dans les Pyrénées, nous découvrons également la suite du roman « La Belle Jenny » de Théophile Gautier, illustre Tarbais qui aura peut-être un jour un lieu de mémoire dans son département. Si un local est disponible, merci de me contacter.
Un mystérieux voyageur, arrivé des Indes sur un rapide voilier, se retrouve bientôt devant une maison peu engageante, dans une ruelle de Londres :
« … La porte s’ouvrait sur un long corridor obscur, humide, où circulait avec peine un air rarement renouvelé, fétide et glacial ; un air de tombe, de cave ou de cachot… Le sol était couvert d’un enduit de boue gluant par places, témoignant du passage d’un grand nombre de semelles crottées…
L’inconnu, précédé du singulier personnage aux vêtements couleur de murailles, marchait de ce pas ferme mais prudent, où un pied ne quitte la terre que quand l’autre est bien appuyé… Par un mouvement instinctif, ses mains avaient cherché sous son manteau si ses deux pistolets de poche étaient bien à leur place.
A une assez grande distance au fond de l’ombre, quelques raies rougeâtres commençaient à se dessiner, indiquant une pièce éclairée. Le guide poussa un piaulement bizarre, signe convenu de reconnaissance. Un grincement de verrous se fit entendre à l’intérieur, et la porte s’entrebâillant, laissa tomber subitement dans le noir passage un rouge flot de clarté.
Usant de nos privilèges de romancier, nous pénétrons avant l’étranger dans ce bouge étrange où il semblait attendu, quoique, à vrai dire, il fût impossible de deviner quelles espèces de relations pouvaient exister entre ce jeune homme à figure noble et les êtres bizarres de ce taudis.
C’était une chambre assez grande où le principal objet qui saisît d’abord les yeux était une cheminée de forme ancienne, où grésillait un feu très vif de charbon de terre. Les murailles, mises à nu par le frottement des épaules, conservaient dans le haut quelques traces d’une peinture rouge sombre comme du sang. Sur ce fond, les habitués du lieu avaient sculpté une foule de dessins et d’arabesques du plus haut caprice. Le thème favori de ces artistes inconnus, celui qui se reproduisait le plus fréquemment à travers ces fantaisies ornementales, c’était, il faut l’avouer, un gibet orné de son fruit… »
«… Une atmosphère chaude, étouffante, chargée de miasmes de charbon de terre, de fumée de tabac et de l’âcre parfum du whiskey, flottait dans cette pièce… Les trois ou quatre individus qui s’y tenaient ne semblaient pas en souffrir…
Ils portaient des habits noirs, des gilets de satin et des chapeaux ronds ; mais avant d’arriver à eux, ces habits avaient dû accomplir bien des pèlerinages et subir bien des mésaventures…
Un seul d’entre eux ne portait pas ce costume mondainement misérable, mais celui d’un simple matelot. Une expression d’audace relevait ce que ses traits pouvaient avoir de trivial et de dur et, dans ses yeux d’un bleu clair et froid comme celui des océans polaires, brillait un rayon d’intelligence.
Les autres semblaient, du reste, lui parler avec une sorte de déférence, quoiqu’il fût accoudé à la même table et se versât des rasades du même pot de double bière.
- Eh bien, Saunders, dit l’un des hommes en habit noir au matelot, l’heure approche où le gentleman pour qui nous devons travailler va venir. Est-ce que vous le connaissez, Saunders, ce gentleman ?
- Non, répliqua le matelot.
Noll se dirigea vers un coin de la pièce, déplaça une malle et quelques paquets, saisit un anneau incrusté dans le plancher, et souleva, avec l’aide de son camarade Bob, une trappe assez lourde. Lorsque la trappe s’ouvrit, une bouffée d’air froid et chargé de vapeur d’eau s’engouffra dans la pièce… S’agenouillant sur le bord de la cavité, Noll plongea sa tête dans le gouffre.
- Je n’entends rien, dit Noll après quelques minutes d’auscultation ; je m’en vais faire le signal…
- Au fait Bob, dit Saunders, le chariot chargé de marchandises qui doit obstruer le bout de la ruelle est-il prêt ?
- Oui, maître Saunders ; Cuddy est à la tête de ses chevaux et vous fera un embarras si compact qu’une belette ne pourrait s’introduire dans le passage… »
La Belle Jenny 8
Dans son roman plein de rebondissements, l’écrivain tarbais Théophile Gautier nous entraîne de l’Angleterre aux Indes, puis vers l’île de Sainte-Hélène où un important prisonnier est retenu captif. Un étrange personnage, arrivé sur les côtes anglaises à l’aide d’un rapide vaisseau, retrouve à l’heure dite une bande de sinistres personnages dans une sombre maison londonienne. Bien avant Jules Verne, Gautier fera voyager ses héros en sous-marin.
L’Univers Illustré du 8 juillet 1865 : « - Allons, dit Noll à Bob, va dire à Cuddy de s’engager dans la ruelle avec sa voiture.
Saunders disposa son masque dans le fond de sa main et s’apprêta à sortir.
- L’homme avec lequel j’entrerai dans la ruelle en causant est celui qu’il faut enlever…
Tous les hommes de la bande sortirent les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçons. L’étranger se dirigea seul du côté de l’église Sainte-Margareth… »
A ce moment précis, Amabel Vyvyan se prépare car elle va bientôt se marier avec un jeune homme charmant : Benedict Arundel qui la rejoint bientôt dans le quartier du West-End. Accompagnés de la tante Eleanor et de William Bautry, ils montent bientôt dans la voiture décorée de rubans et de fleurs. En ce début de novembre, le brouillard a du mal à se dissiper. L’équipage se dirige vers la chapelle Sainte-Margareth de Londres.
« Pendant que William Bautry et Benedict Arundel s’entretenaient ainsi en roulant vers l’église, un homme, sorti de la rue voisine, se glissa sous le porche sombre, et se tint adossé contre la muraille, entre deux colonnettes, comme la statue de pierre d’un saint.
Cet homme était coiffé d’un chapeau à larges bords, enfoncé jusqu’aux yeux, et le pan d’un manteau de voyage rejeté sur l’épaule, voilait le bas de sa figure…
Les voitures, tournant au coin de la rue, arrivèrent devant le porche de l’église. Alors, l’homme rejeta son manteau en arrière, et parut s’affermir sur ses talons, comme quelqu’un qui touche à un moment suprême.
Le marchepied s’abattit. Amabel, s’appuyant légèrement sur la main de Benedict, allait descendre et pénétrer sous le porche, lorsque l’inconnu, ayant fait un profond salut à la fiancée, toucha le bras d’Arundel qui se retourna vivement… »
La Belle Jenny 11
L’Univers Illustré, 22 août 1865 : « … Benedict, convaincu par Sidney, ne s’était plus révolté contre cet enlèvement étrange… Ils restaient ensemble de longues journées dans la cabine, accoudés à la table couverte de papiers et d’instruments de mathématiques ; sir Arthur Sidney, après de longues méditations, traçait sur une ardoise des dessins compliqués remplis de chiffes algébriques ‘et de lettres de renvoi que Benedict recopiait…
Bientôt, du plan, les deux amis passèrent à l’exécution d’un modèle réduit… De ce travail acharné d’un mois, il résulta un canot d’un pied de long, rempli au-dedans de rouages, de tubes et de cloisons… Sidney prit délicatement la petite chaloupe et la posa sur l’eau. Chose singulière, le canot, au lieu de flotter, comme on devait s’y attendre, s’enfonça graduellement et s’engloutit dans l’eau.
- Regardez, Benedict, comme il se maintient à cette profondeur ; mes calculs étaient justes !... »
Le projet de sous-marin est développé dans l’œuvre de Théophile Gautier avant celle de Jules Verne (1869) et il va permettre à nos aventuriers de se rendre discrètement sur l’île de Sainte-Hélène, au nez et à la barbe des Anglais qui y détiennent Napoléon 1er, afin de tenter de le faire évader.
On aborda, et Benedict tendit la main à Edith pour sauter hors du canot. Jack et Saunders chargèrent sur les épaules de pauvres diables basanés et cuivrés les caisses que sir Arthur Sidney avait fait remplir de tous les objets nécessaires à l’installation du jeune ménage.
Saunders eut bientôt trouvé par la ville une maison convenable où le jeune couple, après avoir satisfait les autorités en leur montrant des papiers parfaitement en règle, fournis par la prévoyance de Sidney, s’établit sous le nom de M. et Mme Smith.
D’après la fable répandue par Jack, madame Smith, qui se rendait aux Indes avec son mari pour y visiter de grandes propriétés d’indigo qu’ils y possédaient, s’était trouvée extrêmement fatiguée par la mer et avait demandé un mois ou deux de repos.
Le soir même ; sir Arthur Sidney fit remettre à la voile, et la Belle-Jenny eût bientôt disparu dans les profondeurs bleues de l’horizon… »
La maison habitée par les faux époux reproduisait une maison de Chelsea ou de Ramsgate, avec cette obstination particulière à la race anglaise, que rien ne peut faire dévier, ni l’éloignement, ni le climat ; les murailles étaient de cette brique jaune qui poursuit à Londres l’œil de l’étranger, et les distributions intérieures étaient exactement les mêmes que si la maison eût été bâtie dans Temple-Bar ou à côté de Trinity-Church.
Dans le jardin aride et sec, une allée de tamarins dont les feuillages, découpés en fine dentelle vert-de-grisée, tremblaient au moindre vent, jetait un peu d’ombre sur le sable où languissaient quelques pauvres fleurs altérées à qui un jardinier malais prodiguait des soins malheureux.
Ce fut une impression singulière pour sir Benedict Arundell et miss Amabel, lorsqu’ils se trouvèrent seuls à table, placés conjugalement en face l’un de l’autre et servis par un domestique silencieux. Cette intimité soudaine, née de la supposition de leur mariage et parfaitement naturelle dans cette hypothèse, les étonnait, les effrayait, et peut-être les charmait à leur insu. Ce qu’ils savaient, c’est qu’ils se trouvaient à deux mille lieues de leur patrie, sur ce triste îlot de Sainte-Hélène, par suite de la froide symétrie d’un plan mystérieux, obligés de vivre jour et nuit sous le même toit…
Quelques semaines s’écoulèrent comme par enchantement…. Tout cela n’empêchait pas les instructions de sir Sidney d’être suivies à la lettre. Une maison de campagne, aussi voisine que le permettait la surveillance anglaise de l’habitation de l’illustre prisonnier, avait été louée, et la prétendue madame Smith s'y retira, prétextant que l’air lui manquait dans cette étroite résidence de James-Town.
Benedict resta à la ville quelques jours, s’occupant en apparence d’affaires de commerce. Edith, comme Benedict le lui avait recommandé, accompagnée d’une servante mulâtresse, faisait chaque jour à la même heure une promenade qu’elle poussait aussi près que possible de Longwood…
Pendant plusieurs jours, la promenade fut inutile. Le prisonnier, malade, affaibli, ne sortait plus. Impatient de savoir le résultat des courses d’Edith, et peut-être aussi poussé par un autre motif, sir Benedict Arundel était venu la rejoindre à la campagne, et chaque fois qu’elle rentrait de sa promenade, il l’interrogeait ardemment ; mais la réponse était toujours la même..." A suivre.
Arria Marcella
La rondeur d'une gorge a traversé les siècles...
En avril 1850, Théophile Gautier reçoit une lettre enfiévrée de Marie Mattei, une belle femme sensuelle rencontrée lors du Salon de Londres, en juin 1849 et avec qui il a une liaison passionnée. La voyageuse lui demande de la rejoindre à Venise. Ni une, ni deux, Théo se décide ! Il ira en Italie, écrira quelques reportages pour la Presse de Girardin et passera de bons moments avec sa fougueuse maîtresse. Justement, sa compagne Ernesta Grisi doit effectuer un tour de chant en Belgique. Cela tombe bien ! Quel voyage inoubliable que ce séjour en Italie ! Les articles dans la Presse puis dans le Pays se succèdent. Théo et Marie sont de plus en plus amoureux !
Hélas, il faut rentrer et, au cours de l’année 1851, Arsène Houssaye, son ami, rachète la Revue de Paris. Théo devient copropriétaire du périodique avec Cormentin et Du Camp. Sans argent, Gautier paiera sa part avec des contributions écrites gratuites !
Après son voyage brûlant en Italie, Gautier va imaginer la nouvelle fantastique « Arria Marcella » ou souvenir de Pompéi, qu’on retrouve dans la Revue de Paris de mars 1852 : « Trois jeunes gens, trois amis, qui avaient fait ensemble le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière, le musée Studii à Naples, où l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de Pompéi et d’Herculanum.
Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient les mosaïques, les bronzes, les fresques, détachés des murs de la ville morte. Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine, paraissait ne pas entendre les exclamations de ses camarades, absorbé qu’il était dans une contemplation profonde. Ce qu’il examinait avec tant d’attention, c’était un morceau de cendre volcanique, portant une empreinte creuse, on eût dit un fragment de moule de statue, brisé après la fonte ; l’œil exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la coupe d’un sein admirable et d’un blanc aussi pur de style que celui d’une statue grecque.
L’on sait, et le moindre guide du voyageur vous l’indique, que cette lave, refroidie autour du corps d’une femme, en a gardé le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit quatre villes, cette noble forme est parvenue jusqu’à nous ; la rondeur d’une gorge a traversé les siècles alors que tant d’empires disparus n’ont pas laissé de trace. Ce cachet de beauté, posé au hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé… »
Les images de la volcanique Marie Mattei, combinées avec celles de son beau voyage en Italie stimulent l’imagination de Gautier qui, n’en doutons pas un instant, va à nouveau ravir ses lecteurs en leur proposant une nouvelle fantastique des plus originales, dont le point de départ fut la vue sans égale du site de Pompéi, en 1850, qui en a fait rêver plus d’un...
Octavien semblait frappé de stupeur!
… Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les deux amis d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le touchant à l’épaule, le fit tressaillir.
-Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi des heures entières à chaque armoire, ou nous allons manquer l’heure du chemin de fer et nous ne verrons pas Pompéi aujourd’hui.
-Que regarde donc notre camarade ? ajouta Fabio qui s’était rapproché. Ah ! L’empreinte trouvée dans la maison d’Arius Diomédes.
Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max, et la visite s’acheva sans autre incident…
Le chemin de fer par lequel on va à Pompéi longe presque toujours la mer, dont les longues volutes d’écume viennent se dérouler sur un sable noirâtre. Ce rivage, en effet, est formé de coulées de lave et de cendres volcaniques, et produit, par son ton foncé, un contraste avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau… On sent que la grande forge du Vésuve halète et fume à deux pas de là.
Les trois amis descendirent à la station de Pompéi en riant entre eux du mélange d’antique et de moderne que présentent à l’esprit ces mots : Station de Pompéi. Une ville gréco-romaine et un débarcadère de railway ! Ils prirent un guide, ou, pour parler plus correctement, un guide les prit, calamité qu’il est difficile de conjurer en Italie.
Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence de l’air, les objets prennent des couleurs qui semblent appartenir plutôt au monde du rêve. La ville ressuscitée ayant secoué un coin de son linceul de cendre, ressortait avec mille détails sous un jour aveuglant… Le volcan, d’humeur débonnaire de jour-là, fumait tranquillement sa pipe…
L’aspect de Pompéi est des plus surprenants ; ce brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne ; deux pas vous mènent de la ville moderne à la ville antique. Lorsque les trois amis virent ces rues où les formes d’une existence évanouie sont conservées intactes, ils éprouvèrent une impression aussi étrange que profonde. Octavien surtout, semblait frappé de stupeur… »
Octavien-Théo n’est pas au bout de ses surprises. Cette ville, partiellement sauvée du pillage, surprend en effet les plus blasés qui se retrouvent au milieu d’un décor construit depuis 20 siècles. Il ne manque plus que de belles romaines aux yeux de braise dans les rues et les bains publics…
Cela produit un effet singulier!
" ... Octavien regardait d’un œil effaré ces ornières de char creusées dans le pavage des rues et qui paraissaient dater d’hier, tant l’empreinte en est fraîche ; ces inscriptions tracées en lettres rouges sur les parois des murailles : affiches de spectacle, demandes de location, enseignes, annonces de toutes sortes ; ces maisons aux toits effondrés laissant pénétrer d’un coup d’œil tous ces mystères d’intérieur, tous ces détails domestiques ; ces fontaines à peine taries ; ces temples à dieux passés ; ces boutiques où ne manque que le marchand…
Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomédes, une des habitations les plus considérables de Pompéi… Cela produit un effet singulier d’entrer ainsi dans la vie antique et de fouler avec des bottes vernies des marbres usés par les sandales des contemporains d’Auguste et de Tibère…
- C’est ici, dit le guide de sa voix nonchalante, qu’on trouva parmi dix-sept squelettes, celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée de Naples. Elle avait des anneaux d’or et sa fine tunique adhérait encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme.
Les phrases banales du guide causèrent une vive émotion à Octavien. Il se fit montrer l’endroit exact où ces restes précieux avaient été découverts… Cette catastrophe, effacée par vingt siècles d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent ; la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas affligé davantage.
- Assez d’archéologie comme cela ! s’écria Fabio ; nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une cruche ou sur une tuile datant de Jules César… Allons dîner ! J’ai peur qu’on ne nous serve ici que des beefsteaks fossiles et des œufs frais pondus avant la mort de Pline !...
Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé à Pompéi le jour de l’éruption du Vésuve pour sauver la dame aux anneaux d’or et mériter ainsi son amour, n’avait pas entendu une phrase de cette conversation gastronomique… Le groupe reprit le chemin de l’hôtellerie… La nuit était venue, sereine et transparente…
- Notre repas s’arrange de façon assez antique ; il ne nous manque que des danseuses et des couronnes de lierre, dit Fabio…
Max et Fabio se retirèrent dans leur chambre, la tête un peu alourdie par le vin du Falerne… Les pieds d’Octavien le portèrent, sans qu’il en eût conscience, à l’entrée par laquelle on pénètre dans la ville morte... La lune illuminait de sa lueur blanchâtre les maisons pâles… Octavien crut quelquefois voir se glisser de vagues formes humaines. De sourds chuchotements voltigeaient dans le silence…
Il venait d'apercevoir une créature merveilleuse!
…Octavien ne se sentait plus seul. L’ombre s’était peuplée d’êtres invisibles qu’il dérangeait… En passant devant une maison, il vit que le bâtiment s’était haussé d’un étage, et le toit de tuiles dentelé projetait son profil intact sur le ciel où pâlissaient quelques étoiles… Un prodige inconcevable le reportait au temps de Titus ; non en esprit, mais en réalité…
Un homme vêtu à l’antique, venait de sortir d’une maison… Des bruits de roues se firent entendre, et un char, traîné par des bœufs et chargé de légumes, s’engagea dans la rue. Le bouvier aperçut Octavien et parut surpris… La ville se peuplait graduellement… Une idée subite traversa l’âme d’Octavien : la femme dont il avait admiré l’empreinte, devait être vivante… Pendant qu’il réfléchissait, de belles jeunes filles se rendaient aux fontaines ; des patriciens en toge blanche se dirigeaient vers le forum…
Octavien entra dans le théâtre comique. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers lui avec une curiosité bienveillante… Le jeune Français regardait distraitement les acteurs avec leurs masques aux bouches de bronze… Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir une créature d’une beauté merveilleuse. Elle était brune et pâle. Dans son visage luisaient des yeux sombres et doux, chargés de tristesse… La vue de sa gorge d’une coupe si pure troubla Octavien ; il lui sembla que ces rondeurs s’adaptaient parfaitement à l’empreinte en creux du musée de Naples… Il se trouvait face à sa chimère. La belle Pompéienne lançait sur Octavien le regard velouté de ses yeux nocturnes…
La représentation s’acheva ; la foule s’écoula. A peine Octavien eut-il atteint la porte qu’une voix féminine lui dit d’un ton bas :
- Je suis Tyché, commise aux plaisirs d’Arria Marcella. Ma maîtresse vous aime, suivez-moi.
Ils arrivèrent à une porte dérobée qui s’ouvrit et se ferma aussitôt. Au fond d’une salle, sur un lit à deux places était accoudée Arria dans une pose voluptueuse. Elle fit signe à Octavien de s’étendre à côté d’elle et de partager son repas… Des esclaves avaient emporté la table. On n’entendit plus qu’un bruit confus de baisers et de soupirs… »
Le bonheur des deux tourtereaux va être de courte durée car Arrius, le père de la jeune femme qui aime tant la vie, entend la renvoyer, au nom d’une nouvelle religion morose, dans le néant.
Mademoiselle Dafné de Montbriand
« L’année dernière, il n’était question que de Mlle Dafné de Montbriand ou la Dafné, comme on l’appelait familièrement dans ce monde dont le plaisir semble être la principale affaire. Tous ceux qui étaient d’un club quelque peu élégant, suivaient les courses de Chantilly, applaudissaient à l’Opéra la cantatrice ou la danseuse en vogue, jouaient à la paume ou au cricket, patinaient sur le lac, soupaient au Café Anglais et, l’été allaient à Bade, connaissaient Dafné. De mauvaises langues prétendaient que son nom réel était Mélanie Tripier ; mais les gens de goût l’approuvaient d’avoir répudié ce vocable disgracieux, un vilain nom sur une jolie femme produisait l’effet d’une limace sur une rose. L’orthographe spéciale de Dafné, par un f, sentait son Italie de la Renaissance et donnait du ragoût à la chose.
La Dafné arrivait aux courses dans une calèche à huit ressorts, attelée de manière à défier la critique des sportsmen les plus difficiles… Une duchesse de bon aloi n’eût pas été mieux menée…
Blonde primitivement, la Dafné, pour se conformer à la mode qui régnait alors, était devenue rousse par l’usage de certains cosmétiques renouvelés. Retombant sur sa nuque en épais chignon, ses cheveux allumés au soleil de paillettes lumineuses, brillaient comme des papillons d’or dans un filet. Elle avait les yeux vert de mer, des yeux de tempête rehaussés par des sourcils et des cils bruns, singularité piquante due à sa nature ou à l’art, mais en tout cas d’un bon effet. Sa peau était trop blanche pour n’être pas fruitée de quelques taches de rousseur sous la poudre de riz et sa couche de fard hortensia, d’ailleurs, en ce siècle de maquillage, on a le teint qu’on veut. Ses lèvres ravivées d’une couche de carmin laissaient voir en s’entrouvrant des dents pures et bien rangées, mais dont les canines très pointues faisaient penser à la denture des Elfes et autres créatures aquatiques d’un commerce dangereux.
Quant à ses toilettes, elles étaient variées, mais toujours extravagantes. C’était un luxe fou et une surcharge bizarre de toutes les babioles qu’invente la mode du demi-monde, ne sachant plus où donner de la tête pour tirer l’œil et faire scandale. Petits chapeaux andalous, hongrois, russes, avec plumes de paon, voilette-masque, constellations de paillettes d’acier, franges de larmes en verre, garnitures de perles en jais et autres fanfreluches de même sorte ; vestes turques, zouaves, chemises cosaques, garibaldis historiés de boutons, de grelots, de ferrets si compliqués que l’étoffe disparaissait ; jupons tailladés, retroussés, bouffants, plaqués de quilles et de losanges des couleurs les plus voyantes ; bottes mignonnes en maroquin du Levant à hauts talons rouges ; rien ne manquait… Elle ressemblait à s’y méprendre a un de ces croquis élégamment exagérés des costumes du jour dont Marcelin illustre la Vie parisienne.
Or, il advint qu’au milieu de son triomphe, à l’apogée de son succès, Mlle Dafné de Montbriand disparut subitement. L’astre eut une éclipse et s’effaça du ciel de la galanterie… A cette aventure, il fallait une explication bizarre et romanesque car la Dafné était trop belle, trop jeune et trop en vogue… On en parla bien quinze jours, puis on n’y pensa plus. Paris a bien d’autres choses à faire que de s’occuper des étoiles filantes. Cependant, il fallait bien que la Dafné fût quelque part ; elle n’était pas morte, on l’aurait su. Sa maison, ses chevaux, ses voitures n’avaient pas été mis en vente. Ce qui est certain, c’est que Dafné n’était plus à Paris…
Nous retrouverons peut-être Mlle Dafné, mais pour cela il est indispensable de sauter de Paris à Rome et de nous suivre à la villa Pandolfi…
La villa Pandolfi, à quelques tours de roue hors les murs, est un de ces palais comme on en trouvait en Italie au XVIIe siècle. Elle est située au fond de vastes jardins… La nuit commençait à descendre… Des voitures suivaient l’allée de cyprès où leurs lanternes scintillaient comme des vers luisants, et déposaient leurs maîtres… Ces arrivants semblaient des invités… La dame de la noble villa n’était autre que Mlle Dafné. Un Anglais l’avait trouvée amusante mais il s’en était bientôt lassé et avait repris le chemin de Calcutta, laissant à la Dafné, avec une grosse somme d’argent, la villa des Pandolfi… Elle n’avait pas encore achevé sa toilette… La portière du cabinet de toilette venait de retomber sur une mystérieuse femme habillée de noir, sortie des passages secrets… Quand elle fut sortie, la Dafné ouvrit un coffre en fer, défendu par toutes sortes de serrureries et y enferma un portefeuille gonflé de billets de banque, sans doute le prix du marché et, en se dirigeant vers le salon, elle murmurait comme pour se la remémorer, cette phrase bizarre : Presser l’œil gauche du sphinx de droite…
On passa dans la salle à manger… Le repas était fin et délicat… Malgré l’animation, le rouge de son visage était tombé. De ses yeux qu’elle tâchait de rendre provocants, jaillissait parfois un regard effaré… La soirée s’avançait… Il n’y avait plus dans le salon que le jeune attaché d’ambassade et le prince Lothario. L’attaché se leva enfin et prit congé. Lothario se disposait à le suivre, mais Dafné lui prit la main nerveusement et lui demanda de renvoyer sa voiture… Lothario rentra. Aussitôt, elle prit une physionomie tendre, et elle sut persuader le jeune prince qu’elle l’adorait… On passa dans la chambre de Dafné, tapissée de cuir de Bohème… Lothario s’était assis sur un divan et, de ses bras enlacés, il attirait vers lui Dafné… Elle se dégagea et, comme si elle chancelait d’émotion, elle appuya sa main tremblante sur la tête du sphinx de droite, cherchant à tâtons l’œil gauche… Le dessus du divan s’ouvrit… » Théophile Gautier, la Revue du XIXe Siècle, avril 1866.
Jean-Pierre Boudet www.histopresse.com